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Richard von Krafft-Ebing

Effémination ou viraginité

Psychopathia Sexualis : III. — Neuro-Psychopathologie générale

Date de mise en ligne : mercredi 26 novembre 2008

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Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

Fréquence et importance des symptômes pathologiques. — Tableau des névroses sexuelles. — Irritation du centre d’érection. — Son atrophie. — Arrêts dans le centre d’érection. — Faiblesse et irritabilité du centre. — Les névroses du centre d’éjaculation. — Névroses cérébrales. — Paradoxie ou instinct sexuel hors de la période normale. — Éveil de l’instinct sexuel dans l’enfance. — Renaissance de cet instinct dans la vieillesse. — Aberration sexuelle chez les vieillards expliquée par l’impuissance et la démence. — Anesthésie sexuelle ou manque d’instinct sexuel. — Anesthésie congénitale ; anesthésie acquise. — Hyperesthésie ou exagération morbide de l’instinct. — Causes et particularités de cette anomalie. — Paresthésie du sens sexuel ou perversion de l’instinct sexuel. — Le sadisme. — Essai d’explication du sadisme. — Assassinat par volupté sadique. — Anthropophagie. — Outrages aux cadavres. — Brutalités contre les femmes ; la manie de les faire saigner ou de les fouetter. — La manie de souiller les femmes. — Sadisme symbolique. — Autres actes de violence contre les femmes. — Sadisme sur des animaux. — Sadisme sur n’importe quel objet. — Les fouetteurs d’enfants. — Le sadisme de la femme. — La Penthésilée de Kleist. — Le masochisme. — Nature et symptômes du masochisme. — Désir d’être brutalisé ou humilié dans le but de satisfaire le sens sexuel. — La flagellation passive dans ses rapports avec le masochisme. — La fréquence du masochisme et ses divers modes. — Masochisme symbolique. — Masochisme d’imagination. — Jean-Jacques Rousseau. — Le masochisme chez les romanciers et dans les écrits scientifiques. — Masochisme déguisé. — Les fétichistes du soulier et du pied. — Masochisme déguisé ou actes malpropres commis dans le but de s’humilier et de se procurer une satisfaction sexuelle. — Masochisme chez la femme. — Essai d’explication du masochisme. — La servitude sexuelle. — Masochisme et sadisme. — Le fétichisme ; explication de son origine. — Cas où le fétiche est une partie du corps féminin. — Le fétichisme de la main. — Les difformités comme fétiches. — Le fétichisme des nattes de cheveux ; les coupeurs de nattes. — Le vêtement de la femme comme fétiche. — Amateurs ou voleurs de mouchoirs de femmes. — Les fétichistes du soulier. — Une étoffe comme fétiche. — Les fétichistes de la fourrure, de la soie et du velours. — L’inversion sexuelle. — Comment on contracte cette disposition. — La névrose comme cause de l’inversion sexuelle acquise. — Degrés de la dégénérescence acquise. — Simple inversion du sens sexuel. — Éviration et défémination. — La folie des Scythes. — Les Mujerados. — Les transitions à la métamorphose sexuelle. — Métamorphose sexuelle paranoïque. — L’inversion sexuelle congénitale. — Diverses formes de cette maladie. — Symptômes généraux. — Essai d’explication de cette maladie. — L’hermaphrodisme psychique. — Homosexuels ou uranistes. — Effémination ou viraginité. — Androgynie et gynandrie. — Autres phénomènes de perversion sexuelle chez les individus atteints d’inversion sexuelle. — Diagnostic, pronostic et thérapeutique de l’inversion sexuelle.

3. EFFÉMINATION ET VIRAGINITÉ.

Il y a, entre le groupe précédent et celui-ci, plusieurs cas intermédiaires qui servent de transition, et qui sont caractérisés par le degré d’influence du penchant sexuel sur la personnalité psychique, spécialement sur les penchants et l’ensemble des sentiments. Dans les cas les plus avancés du troisième groupe, des hommes se sentent femmes devant l’homme, et des femmes se sentent hommes en face de la femme. Cette anomalie dans le développement des sentiments et du caractère se manifeste souvent dès l’enfance. Le garçon aime à passer son temps dans la société de petites filles, à jouer aux poupées, à aider sa maman dans les occupations du ménage ; il aime les travaux de la cuisine, la couture, la broderie, montre du goût dans le choix des toilettes féminines, de sorte que, en cette matière, il pourrait même donner des consultations à ses sœurs. Devenu plus grand, il n’aime pas à fumer, à boire, à se livrer aux sports virils ; il trouve, au contraire, plaisir aux chiffons, aux bijoux, aux arts, aux romans, etc., au point de faire le bel esprit. Quand la femme représente ces tendances, il préfère fréquenter la compagnie des dames.

Son plus grand plaisir c’est de pouvoir se déguiser en femme, à l’occasion d’une mascarade. Il cherche à plaire à son amant en cherchant, pour ainsi dire instinctivement, à lui montrer ce qui plaît dans le sexe opposé à l’homme hétérosexuel : pudeur, grâce, sens esthétique, poésie, etc. Souvent il fait des efforts pour se donner une allure féminine par sa démarche, par son maintien, par la coupe de ses vêtements.

La contre-partie est représentée par l’uraniste féminin, dès l’âge de petite fille. L’endroit qu’elle préfère est le préau où s’ébattent les garçons ; elle cherche à rivaliser avec eux dans leurs jeux. La petite fille ne veut rien savoir des poupées ; sa passion est le cheval à bâton, le jeu de soldats et de brigands. Elle montre non seulement de l’antipathie pour les travaux féminins, mais elle y montre aussi une maladresse insigne. Sa toilette est négligée ; elle aime les manières rudes et garçonnières. Au lieu des arts, son goût et ses penchants la portent vers les sciences. À l’occasion, elle fait un effort pour s’essayer à boire et à fumer. Elle déteste les parfums et les sucreries. L’idée d’être née femme lui inspire des réflexions douloureuses, et elle se sent malheureuse d’être à jamais exclue de l’université, de la vie gaie d’étudiant et de la carrière militaire.

Une âme d’homme sous un sein de femme se traduit par des penchants d’amazone pour les sports virils, de même que par des actes de courage et des sentiments virils. L’uraniste féminin aime la coupe de cheveux et de vêtements des hommes, et le comble de son plaisir serait de pouvoir, à l’occasion, se montrer habillée en homme. Son idéal réside dans les personnages féminins de l’histoire ou de l’époque contemporaine qui se sont signalés par leur esprit et leur énergie.

Quant aux penchants et aux sentiments sexuels de ces uranistes, dont tout l’être psychique est également atteint, les hommes se sentent femmes devant un homme, et les femmes se sentent hommes devant une femme. Ils éprouvent donc une répulsion en face des personnes de même sexe que le leur, mais ils sont attirés par les homosexuels ou même les gens normaux de leur propre sexe. La même jalousie qu’on trouve dans la vie sexuelle normale, se rencontre aussi là, quand une rivalité menace leur amour ; cette jalousie est même souvent incommensurable, étant donné que les invertis sont, dans la plupart des cas, sexuellement hyperesthésiques.

Dans les cas d’une inversion sexuelle complètement développée, l’amour hétérosexuel paraît à l’individu atteint comme quelque chose de tout à fait incompréhensible ; les rapports sexuels avec une personne de l’autre sexe lui semblent inconcevables, impossibles. Un essai dans ce sens échoue, par le fait que l’idée entravante de dégoût et même d’horreur rend l’érection impossible.

Deux individus seulement, des sujets de transition vers la troisième catégorie, que j’ai observés, ont pu parfois faire le coït, en ayant recours aux efforts de leur imagination, se figurant que la femme qu’ils tenaient entre leurs bras était un homme. Mais cet acte qui leur était inadéquat, était un grand sacrifice pour eux et ne leur donnait aucune jouissance.

Dans les rapports homosexuels, l’homme, pendant l’acte, se sent toujours comme femme et la femme comme homme. Les procédés sont, chez l’homme, quand il y a faiblesse irritable du centre d’éjaculation, simplement le succubus ou le coït passif inter femora, ou dans d’autres cas la masturbation passive ou ejaculatio viri dilecti in ore. Il y en a qui désirent la pédérastie passive. À l’occasion, il y a aussi des désirs de pédérastie active. Dans un cas d’essai fait dans ce sens, l’homme y renonça, car il fut pris de dégoût pour un acte qui rappelait trop le coït normal.

Jamais il n’existait dans les cas observés, un penchant pour des mineurs (amour des garçons). Dans des cas assez nombreux, on s’en tenait aux affections platoniques. La satisfaction sexuelle de la femme consiste probablement dans l’amor lesbicus ou la masturbation active.

Observation 119. Autobiographie. — I. Antécédents. — J’ai maintenant vingt-trois ans ; comme vocation j’ai choisi les études de l’École polytechnique (École des Ingénieurs et des Mines) où je trouve une parfaite satisfaction. Je n’ai eu que des maladies d’enfance sans gravité, tandis que mon frère et ma sœur qui sont maintenant bien portants, ont eu à en supporter de très graves. Mes parents sont vivants et mon père est avocat. Il est, ainsi que ma mère, comme on a l’habitude de dire, nerveux et très surexcité. Mon père a eu un frère et une sœur qui sont morts à un âge tendre.

II. État personnel. — En ce qui concerne mes attributs physiques, j’ai un corps robuste, sans être très bien bâti ; les yeux sont gris, les cheveux blonds. Barbe et poils sur le corps, raisonnablement pour mon âge et mon sexe. Les seins et les organes génitaux sont normalement développés, ma démarche est ferme, presque lourde, le maintien négligé. Ce qui est surprenant, c’est que la largeur de mon bassin soit égale exactement à celle de mes épaules.

De ma nature je suis bien doué intellectuellement. Dans un de mes certificats on a même déclaré mes capacités « excellentes ». Sans vouloir me vanter, je dois dire que j’ai passé brillamment mes examens, et j’ai un vif intérêt pour tout ce qui concerne le salut de l’humanité, pour la science, les arts et l’industrie. Mon énergie a pu, avec assez de facilité relativement, ajourner à une époque opportune la satisfaction de mes besoins dont je donnerai la description plus loin. Je condamne avec intention et en pleine conscience la morale d’aujourd’hui qui force les anormaux sexuels à enfreindre des lois arbitrairement créées, et j’estime que les rapports sexuels entre deux personnes du même sexe ne doivent dépendre que du consentement libre des individus, sans que le législateur ait le droit d’intervenir. J’ai puisé dans mes études la première idée de former, d’après le procédé de Carneri, une morale basée sur les doctrines darwiniennes, morale qui, il est vrai, ne s’accorde guère avec celle d’aujourd’hui, mais qui serait capable d’élever l’homme à un niveau supérieur, et de l’ennoblir dans le sens des lois naturelles.

Je ne crois pas qu’il y ait chez moi beaucoup de stigmates ni de tares. J’ai une certaine surexcitation. Ce qui me paraît à ce sujet important à noter, c’est que j’ai fréquemment des rêves où il ne s’agit, en général, que de choses indifférentes, et qui n’ont jamais pour sujet de soi-disant images voluptueuses ; tout au plus ils roulent sur les toilettes féminines, sur leur essayage, sur ce qui pour moi constitue, en tout cas, une idée voluptueuse. Parfois, surtout jusqu’à l’âge de seize ans, la vivacité de mes songes s’accentuait jusqu’au somnambulisme, et très souvent, ce qui m’arrive encore aujourd’hui, jusqu’à me faire parler à haute voix pendant mon sommeil.

Mes penchants. Mon penchant anormal dont j’ai parlé plus haut, est le principe fondamental de mon sentiment sexuel. Quand je me suis habillé en femme, j’éprouve une satisfaction complète. J’ai alors une tranquillité, un bien-être particulier, qui me permettent de me livrer plus facilement à une occupation intellectuelle. Mon libido pour l’accomplissement de l’acte sexuel est très minime. J’ai aussi beaucoup de dispositions et de goût pour les travaux manuels de la femme ; sans avoir reçu la moindre éducation, j’ai appris la broderie et le crochet et, en secret, j’aime à faire ces travaux. J’aime aussi à m’occuper d’autres travaux féminins, tels que la couture, etc. De sorte qu’à la maison, où je cache soigneusement mon penchant et me garde bien de m’y livrer, des preuves que je donnai involontairement de mes aptitudes, m’ont valu cet éloge que je ferais une excellente femme de chambre, éloge dont je ne rougis pas du tout, mais qui au contraire m’a beaucoup flatté en secret. Je faisais peu de cas de la danse avec les femmes ; je n’aimais à danser qu’avec mes camarades d’école. Notre cours de danse était organisé de sorte que j’en avais souvent l’occasion ; mais en dansant avec un camarade, je n’avais de plaisir qu’à la condition d’être dans le rôle de la dame. Je passe sur une série de rêveries et de désirs qui semblent avoir un caractère typique, étant d’une ressemblance parfaite avec les phénomènes cités dans la Psychopathia sexualis : par exemple, les fantaisies funèbres de ce jeune officier, le costume de ballerine, etc. Pour le reste, mes goûts ne diffèrent pas d’une façon notable de ceux de mon sexe. Je fume et bois modérément ; j’aime beaucoup les sucreries, et je fais peu de cas des exercices du corps.

III. Historique de l’anomalie. — Après cette description sommaire de mon individualité, je peux passer à l’analyse historique du développement de mon anomalie. Dès le moment où j’ai pu quelque peu penser par moi-même et que je me suis occupé de la différence des sexes, j’eus le désir ferme et secret d’être une fille. Je croyais même l’être. Mais, en prenant un bain avec des camarades, je vis chez les autres garçons les mêmes parties génitales que chez moi, je me rendis compte de l’impossibilité de mon idée. Je dus rabattre de mes désirs et me nourrir de l’espoir d’être du moins hermaphrodite. Comme j’avais une certaine répulsion à regarder de près les images et les descriptions des parties génitales, bien que de pareils ouvrages me soient tombés souvent entre les mains, cette espérance subsista jusqu’au moment où mes études m’obligèrent à m’occuper de plus près de cette matière. Pendant ce temps, je lus tous les livres où il était question d’hermaphrodites, et quand parfois les journaux racontaient comment une personne du sexe féminin avait été élevée en homme et rendue plus tard par hasard à son sexe, j’avais le plus vif désir d’être à la place de cette personne. Bien fixé sur mon caractère masculin, j’ai dû mettre fin à mes rêves, ce qui ne m’a causé aucune joie. J’essayai par toutes sortes de moyens d’annihiler mes glandes génitales ; mais les douleurs que j’éprouvai me firent renoncera à ces tentatives. Maintenant encore j’ai le désir très vif d’avoir les signes extérieurs du sexe féminin, d’avoir une jolie natte, un buste bien arrondi, une taille de guêpe.

À l’âge de douze ans, j’ai eu pour la première fois l’occasion de mettre des vêtements féminins ; bientôt après l’idée m’est venue d’arranger le soir les draps et les couvertures de mon lit comme des jupons. Plus tard, avec l’âge, mon plus grand bonheur était de prendre en cachette les robes de mes sœurs et de m’en revêtir, ne fût-ce que pour quelques minutes et au risque d’être découvert. À ma grande joie il me fut un jour permis de jouer un rôle de femme dans une représentation théâtrale d’amateurs ; on dit que je m’en suis assez bien acquitté. Depuis que je suis devenu étudiant et que je mène une vie plus indépendante, je me suis procuré des vêtements et du linge de femme, que je tiens moi-même en bon état. Quand le soir, à l’abri de toute découverte, je puis mettre une pièce après l’autre, depuis le corset jusqu’au tablier et aux bracelets, je suis tout à fait heureux, et je me mets au travail, calme, content dans mon for intérieur, et plein de zèle pour mon ouvrage. Quand je m’habille en femme, il se produit régulièrement une érection qui n’est jamais suivie d’éjaculation, mais qui s’apaise d’elle-même en très peu de temps. Je cherche aussi à me rapprocher extérieurement davantage du type féminin, en donnant à mes cheveux une coiffure correspondant à ce caractère et en rasant ma barbe que j’aimerais mieux voir arrachée.

IV. Penchants sexuels. — En passant à la description de mes penchants sexuels, je dois tout d’abord faire remarquer que ma maturité sexuelle s’est faite d’une façon normale, si j’en conclus par mes pollutions, la mue de ma voix, etc. Les pollutions se produisent maintenant encore régulièrement toutes les trois semaines et rarement à des intervalles plus rapprochés. Je n’en éprouve jamais une sensation de volupté. Je n’ai jamais pratiqué l’onanisme ; jusqu’à ces temps derniers je n’en connaissais que le nom ; quant à la chose, j’ai dû me renseigner à ce sujet par des informations directes pour être éclairé. En général, tout attouchement de mon membre en érection m’est pénible et douloureux, loin de me donner aucune sensation voluptueuse.

Autrefois mon attitude en face des femmes était très timide ; maintenant je me comporte avec calme, comme un égal avec des égaux. C’est très rarement qu’une excitation directe, dans le sens sexuel, a été provoquée chez moi par une femme ; mais, en analysant de plus près ces faits rares, il me semble que ce n’était jamais la personne de la femme, mais seulement sa toilette qui produisait cet effet. Je m’amourachais de ses vêtements et l’idée d’en pouvoir porter de pareils m’était agréable. Ainsi, je n’eus jamais d’excitation sexuelle, même au bordel, où mes amis m’entraînaient quelquefois ; je restais indifférent malgré l’étalage de toutes sortes de charmes imaginables et même devant de véritables beautés. Mais mon cœur était capable de sentiments amicaux pour le sexe féminin. Souvent je me figurais que j’étais déguisé en femme, que je vivais inconnu parmi elles, que j’avais des relations avec elles, et que j’étais très heureux ainsi. C’étaient les jeunes filles dont le buste n’était pas encore trop développé et surtout celles qui portaient les cheveux courts, qui étaient plutôt capables de me faire quelque impression, parce qu’elles se rapprochaient le plus de ma manière de voir. Une fois j’eus la chance de trouver une fille qui se sentait malheureuse d’appartenir au sexe féminin. Nous conclûmes un pacte d’amitié solide et nous nous réjouissions souvent à l’idée de pouvoir échanger notre situation sociale. Il convient peut-être de relater encore le fait suivant qui pourrait avoir quelque importance pour caractériser mon cas. Lorsqu’il y a quelques mois, les journaux rapportèrent l’histoire d’une comtesse hongroise qui, déguisée en homme, avait contracté un mariage et qui se sentait homme, je songeai sérieusement à me présenter à elle pour conclure un mariage inverti où j’aurais été la femme et elle l’homme… Je n’ai jamais essayé le coït et je n’en ai jamais eu envie. Prévoyant que, en face de la femme l’érection nécessaire me ferait défaut, je me proposais de mettre, au cas échéant, les vêtements de la femme, et je crois que, ces préparatifs faits, le succès attendu n’aurait pas manqué de se produire.

Pour ce qui concerne mon attitude vis-à-vis des personnes du sexe masculin, je dois avant tout relever le fait que, pendant la période où j’allais à l’école, j’entretenais avec des camarades des amitiés des plus tendres. Mon cœur était heureux quand je pouvais rendre un petit service à l’ami adoré. Je l’idolâtrais réellement avec ferveur. Mais d’autre part je lui faisais pour un rien des scènes de jalousie terribles. Pendant la brouille, j’avais le sentiment de ne pouvoir ni vivre, ni mourir. Réconcilié je redevenais pour quelque temps l’être le plus heureux. Je cherchais aussi à me faire des amis parmi les petits garçons que je choyais, que je comblais de sucreries et que j’aurais volontiers embrassés. Bien que mon amour en restât toujours aux termes platoniques, il était pourtant d’un caractère anormal. Un propos que j’ai tenu alors inconsciemment sur un camarade adoré et plus âgé que moi, en fournit la preuve : « Je l’aime tant, disais-je, que je préférerais à tout le pouvoir de l’épouser. » Maintenant encore où je vis très retiré, je raffole facilement d’un bel homme, à barbe fine et aux traits intelligents. Mais je n’ai jamais trouvé une âme-sœur à laquelle j’aurais pu me découvrir, pour être comme une amie auprès de lui. Jamais je n’ai essayé de réaliser directement mes penchants ou de commettre quelque imprudence à ce sujet. J’ai finalement cessé de fréquenter les musées où sont exposés des corps d’hommes nus, car les érections que me produisait cette vue, étaient très gênantes. En secret j’ai parfois soupiré après l’occasion de pouvoir dormir à côté d’un homme, et j’en ai trouvé aussi l’occasion. Un monsieur plus âgé, et qui ne m’était guère sympathique, m’y invita un jour.

Cum eo concubui, ille genitalia mea tetigit, et bien que sa personne me fût antipathique, j’éprouvai le plus grand bonheur. Je me sentais tout à fait livré à lui ; en un mot je me sentais femme.

S’il m’est permis d’ajouter encore une remarque pour finir, je dois formellement déclarer que, bien que j’aie la pleine conscience de l’anomalie de mes penchants, je ne désire nullement les changer. Je ne fais qu’aspirer après le temps ou je pourrai m’y livrer avec plus de commodité et sans risque d’être découvert, afin de me procurer un plaisir qui ne fait de tort à personne.

Observation 120. — Mlle Z…, trente et un ans, artiste, est venue à la consultation pour des malaises neurasthéniques. Elle attire l’attention par les traits grossiers et virils de sa figure, sa voix creuse, ses cheveux courts, ses vêtements à coupe masculine, sa démarche virile et son aplomb. Pour le reste, elle est tout à fait femme ; elle a des seins assez développés ; le bassin est féminin ; pas de poils sur la figure.

L’interrogatoire, relativement à l’inversion sexuelle, donne un résultat positif.

La malade raconte qu’étant encore petite, elle aimait mieux jouer avec des garçons, notamment aux jeux « de soldat », « au marchand », « au brigand » etc. Elle dit que dans ces jeux de garçons elle était très violente et effrénée ; elle n’a jamais eu de goût pour les poupées ni pour les travaux manuels de la femme ; elle n’a appris que les plus rudimentaires (tricoter et coudre).

À l’école, elle fit de bons progrès et s’est surtout intéressée aux mathématiques et à la chimie. De très bonne heure, s’est éveillé en elle un penchant pour les beaux-arts pour lesquels elle montrait quelques aptitudes. Son but suprême était de devenir une artiste remarquable. Dans ses rêves d’avenir, elle n’a jamais pensé à une liaison conjugale. Comme artiste, elle s’intéressait aux beaux êtres humains, mais c’étaient seulement les corps de femmes qui l’attiraient ; quant aux figures d’hommes, elle ne les contemplait « qu’à distance ». Elle ne pouvait souffrir les « niaiseries des chiffons » ; il n’y a que les choses viriles qui lui plaisaient. Les rapports quotidiens avec les filles lui déplaisaient, parce que leur conversation ne roulait que sur les toilettes, les chiffons, les amourettes avec les hommes, etc., ce qui lui paraissait insipide et ennuyeux. Par contre elle avait, dès son enfance, des relations d’amitié extatique avec certaines filles ; à l’âge de dix ans, elle brûlait pour une camarade d’école et inscrivait son nom partout où elle pouvait.

Depuis elle eut de nombreuses amies auxquelles elle prodiguait des baisers « enragés ». En général, elle plaît aux filles à cause de ses manières garçonnières. Elle adresse des poésies à ses amies pour lesquelles elle serait capable de grimper sur les toits. Elle-même trouve surprenant ce fait qu’elle soit gênée devant des filles et surtout des amies. Elle ne serait pas capable de se déshabiller devant elles.

Plus elle aime une amie, plus elle est pudique en face d’elle.

À l’heure qu’il est, elle entretient une de ces liaisons d’amitié. Elle embrasse et enlace sa Laura, se promène devant ses fenêtres, souffre tous les supplices de la jalousie, surtout quand elle voit son amie s’amuser avec des messieurs. Son seul désir est de vivre toujours à côté de cette amie.

La malade raconte qu’il est vrai que, deux fois dans sa vie, des hommes auraient fait quelque impression sur elle. Elle croit que, si on avait sérieusement sollicité sa main, elle aurait conclu un mariage, car elle aime beaucoup la vie de famille et les enfants. Si un monsieur voulait la posséder, il devrait d’abord la mériter par la lutte, de même qu’elle préfère se conquérir une amie par un combat acharné. Elle trouve que la femme est plus belle et plus idéale que l’homme. Dans les cas très rares où elle eut des rêves érotiques, il s’agissait toujours de femmes. Elle n’a jamais rêvé d’hommes.

Elle ne croit pas qu’elle puisse encore aimer un homme, car les hommes sont faux ; elle est d’elle-même nerveuse et anémique.

Elle se croit tout à fait femme, mais elle regrette de n’être pas homme. Déjà à l’âge de quatre ans, son plus grand plaisir était de s’habiller en garçon. Elle a décidément un caractère viril ; aussi n’a-t-elle jamais pleuré de sa vie. Sa plus grande passion serait de monter à cheval, de faire de la gymnastique, de l’escrime, de conduire des chevaux. Elle souffre beaucoup de ce que personne de son entourage ne la comprenne. Elle trouve bête de parler affaires de femmes. Beaucoup de gens qui la connaissent ont déjà émis l’opinion qu’elle aurait dû naître homme.

La malade dit qu’elle n’a jamais eu un tempérament sensuel. En donnant l’accolade à ses amies, elle a souvent éprouvé une curieuse sensation de volupté. L’accolade et les baisers étaient ses seules manifestations d’amitié.

La malade prétend être née d’un père nerveux et d’une mère folle qui, jeune fille, était tombée amoureuse de son propre frère qu’elle voulut persuader de partir avec elle pour l’Amérique. Le frère de la malade est un homme très étrange et très bizarre.

La malade ne présente aucun signe extérieur de dégénérescence ; le crâne est normal. Elle prétend avoir eu ses premières menstrues à l’âge de quatorze ans. Elles viennent régulièrement, mais lui causent toujours des douleurs.

Observation 121. — Pour donner tout de suite à mon malheureux état le nom qui lui convient, je vous ferai tout d’abord remarquer qu’il porte tous les symptômes de l’état que vous avez désigné sous le nom d’effeminatio dans votre ouvrage Psychopathia sexualis.

J’ai maintenant trente-huit ans : grâce à mon anomalie, j’ai derrière moi une vie remplie de tant d’indicibles souffrances que je m’étonne souvent de la force d’endurance dont l’homme peut être doué. Ces temps derniers la conscience d’avoir traversé tant de supplices m’a inspiré une sorte d’estime pour moi-même, sentiment qui seul est capable de me rendre la vie encore quelque peu supportable.

Je vais maintenant m’efforcer de dépeindre mon état tel qu’il est, et selon l’exacte réalité. Je suis au physique bien portant ; autant que je puis m’en souvenir, je n’ai jamais fait de maladie grave et je suis issu d’une famille saine. Mes parents, il est vrai, sont tous les deux des natures très irritables ; mon père est ce qu’on appelle un tempérament coléreux, ma mère un tempérament sanguin avec un fort penchant à de sombres mélancolies. Elle est très vive, très aimée à cause de son bon cœur et de son active charité, mais elle manque de confiance en elle-même et éprouve un impérieux besoin de s’appuyer sur quelqu’un. Toutes ces particularités étaient aussi très prononcées dans le caractère de son père. J’appuie sur ce fait, parce qu’on dit de moi que je leur ressemble ; quant à ces dernières particularités, je puis moi-même constater la ressemblance. J’ai toujours cru que mon amour pour mon propre sexe n’était que l’hypertrophie de ces deux traits de caractère. Mais, même quand j’essaie de me raffermir intérieurement par l’illusion que je suis fort et vigoureux, de déchirer le lien qui m’attire avec un pouvoir magique vers l’homme, il me reste toujours dans le sang un résidu que je ne puis éloigner. Aussi loin que je puis remonter dans mes souvenirs, je vois partout ce désir primitif et énigmatique d’avoir un amant. Il est vrai que la première manifestation fut d’une nature grossièrement sensuelle. Je ne suis pas si j’avais déjà dix ans, quand un jour que j’étais couché dans mon lit, je fus surpris de provoquer par une pression sur mes parties génitales des sensations nouvelles et enivrantes, en me figurant en même temps qu’un homme de mon entourage me faisait des manipulations voluptueuses. Bien des années plus tard seulement, j’appris que c’était de l’onanisme. Dans les premiers temps, je fus tellement effrayé et tellement assombri par mon mystérieux penchant que je fis alors ma première tentative de suicide. Que n’ai-je pas réussi alors ! Car j’eus ensuite une série de secousses physiques et psychiques si violentes, qu’elles mirent comme une chaîne autour de mon cœur qu’elles rétrécirent et rendirent brutal et dur. Pour le dire tout de suite : jusqu’à aujourd’hui, l’onanisme ne m’a pas lâché de ses griffes ; il a résisté à tous les essais, à tous les efforts de ma volonté brisée pour rompre avec lui. Trois ou quatre fois je l’ai abandonné pendant des mois entiers, dans la plupart des cas sous l’influence d’émotions morales. À l’âge de treize ans, j’eus mon premier amour. Aujourd’hui, il me souvient, qu’alors le comble de mes désirs était de pouvoir embrasser les jolies lèvres roses et fraîches de mon camarade. d’école. C’était une langueur pleine de rêves romanesques. Il devint plus violent à l’âge de quinze et seize ans, lorsque pour la première fois je souffris les supplices d’une folle jalousie plus dévorante qu’elle ne saurait jamais l’être dans l’amour naturel. Cette seconde période amoureuse a duré pendant des années, bien que je n’eusse passé que quelques jours avec l’objet de mon amour et qu’ensuite nous ne nous soyons pas revus pendant quinze ans. Peu à peu mon sentiment s’est refroidi pour lui, et je suis encore à plusieurs reprises devenu amoureux fou d’autres hommes qui, sauf un seul, étaient tous de mon âge.

Jamais mon amour — vous me permettrez cette expression pour désigner un sentiment condamné par la majorité des hommes — n’a été payé de retour ; je n’ai jamais eu avec un homme des rapports du genre de ceux qui doivent craindre le grand jour ; jamais un seul d’entre eux n’a eu pour moi plus qu’un intérêt ordinaire, bien qu’un des amis auxquels je faisais la cour, eût deviné mon désir secret. Et pourtant, je me suis consumé dans le désir ardent de l’amour des hommes. Mes sentiments sont, dans ce cas à mon avis, tout à fait ceux d’une femme aimante ; et j’aperçois avec épouvante que mes représentations sensuelles deviennent de plus en plus semblables à celles d’une femme. Pendant les périodes où je suis libre d’une affection précise, mon désir dégénère, car, en me livrant à mes procédés d’onanisme, j’évoque des idées grossièrement sensuelles. Je peux encore lutter contre ce mal, mais c’est bien vainement que je tente de supprimer l’amour même. Depuis une année, je souffre de cette exaltation de mes sentiments ; j’ai tant médité sur leur particularité, que je crois pouvoir vous donner une description exacte de mes sensations. Mon intérêt est toujours éveillé par la beauté physique. J’ai fait, à ce propos, la curieuse remarque que je n’ai jamais aimé un homme barbu.

On pourrait en inférer que je suis voué à ce qu’on appelle l’amour des garçons. Cependant cette supposition n’est pas exacte. Car au charme sensuel dont j’ai parlé, se joint un intérêt psychique pour la personne que je fréquente, ce qui est une source de tourments. Je suis pris d’une affection si profonde que je m’attache avec une sorte d’abnégation. On se lie à moi et cette confiance réciproque pourrait développer une amitié très cordiale, si au fond de mon âme ne sommeillait ce démon qui me pousse à une union plus intime qu’on ne saurait admettre qu’entre personnes de sexes différents. Tout mon être en languit, chaque fibre en palpite et je me consume dans une passion brûlante. Je m’étonne d’être capable d’exposer ici en quelques mots secs les sensations qui ont déchiré tout mon être. Il est vrai qu’à force de lutter, pendant des années, j’ai dû apprendre à dissimuler mes penchants et à sourire quand j’étais déchiré par les souffrances. Car n’ayant jamais été payé de retour, je n’ai connu de l’amour que les supplices, la jalousie, cette jalousie folle qui obscurcit l’esprit, pour tous ceux ou celles avec qui l’être adoré échangeait un seul regard.

J’ai réservé de m’arrêter à la fin sur l’élément psychique afin de montrer combien mon penchant anormal est enraciné. Je n’ai jamais éprouvé le moindre souffle d’amour sensuel pour l’autre sexe. L’idée d’avoir avec lui des rapports sexuels me répugne. Plusieurs fois déjà j’ai souffert en entendant affirmer que telle ou telle jeune fille était amoureuse de moi. Comme tout jeune homme, j’ai abondamment goûté aux plaisirs du monde, entre autres à celui de la danse. Je danse avec plaisir, mais je serais heureux si je pouvais danser comme dame avec des jeunes gens.

Je voudrais une fois de plus insister sur le fait que mon amour est tout à fait sensuel. Comment expliquer autrement que la poignée de main du bien-aimé et souvent son aspect me provoquent un serrement de cœur et même de l’érection !

J’ai employé tous les moyens pour arracher cet « amour » de mon « cœur ». J’ai essayé de l’étourdir par l’onanisme, de l’abaisser dans la fange pour pouvoir d’autant mieux me placer au-dessus de lui. — (Il y a dix ans, pendant une de ces périodes d’amour, j’avais repoussé l’onanisme et j’avais eu la sensation que mon sentiment amoureux s’ennoblissait). — Maintenant encore j’ai l’idée fixe que si mon bien-aimé me déclarait m’aimer, et n’aimer que moi, je renoncerais avec plaisir à toute satisfaction sensuelle, et je me contenterais de pouvoir reposer dans ses bras fidèles. Mais c’est une illusion que je me fais.

Très honoré monsieur, j’ai une position sociale pleine de responsabilités, et je crois pouvoir affirmer que mon penchant anormal ne me fera jamais dévier, pas même de l’épaisseur d’un fil, du devoir que je suis obligé d’accomplir. Sauf cette anomalie, je ne suis pas fou et je pourrais être heureux. Mais, l’année dernière surtout, j’ai trop souffert pour ne pas envisager avec terreur l’avenir qui, certes, ne m’apportera point la réalisation de mon désir qui couve toujours sous la cendre, c’est-à-dire le désir de posséder un amant qui me comprenne et qui réponde à mon amour. Seule une telle union me donnerait un réel bonheur psychique. J’ai beaucoup réfléchi sur l’origine de mon anomalie, surtout parce que je crois pouvoir supposer qu’elle ne m’est pas venue par hérédité. Je crois que c’est l’onanisme qui a allumé ce sentiment congénital. Il y a longtemps que j’aurais pu mettre fin à toutes ces misères, puisque je ne crains pas la mort, et que dans la religion qui, fait curieux, ne s’est pas retirée de mon cœur impur, je ne trouve aucun avertissement contre le suicide. Mais la conviction que ce n’est pas exclusivement ma faute qui fait qu’un ver rongeur a rongé ma vie dès son origine, un certain défi de rester quand même, défi que j’ai conçu précisément ces temps derniers à la suite d’un indicible chagrin, m’amènent à tenter l’expérience afin de voir s’il n’y a pas possibilité d’échafauder sur une nouvelle base un modeste bonheur pour ma vie, quelque chose qui me remplisse le cœur. Je crois que, sous l’influence d’une vie de famille tranquille, je pourrais devenir heureux. Mais je ne dois pas vous cacher que l’idée de vivre maritalement avec une femme m’est horrible, que je n’entreprendrais que le cœur saignant cette tentative de revirement, car alors je devrais rompre radicalement avec l’espoir toujours vivace, avec cette illusion que le hasard pourrait pourtant m’amener un jour le bonheur rêvé.

Cette idée fixe s’est tellement enracinée que je crains que, seule, la suggestion hypnotique puisse m’en guérir.

Pourriez-vous me donner un conseil ? Vous me rendriez infiniment heureux. Le conseil le plus pressant se bornera probablement à m’interdire l’onanisme. Que je voudrais le suivre ! Mais si je n’ai pas sous la main des moyens directement matériels ou mécaniques, je ne pourrai pas m’arracher à ce vice. D’autant moins que je crains qu’à la suite de ces pratiques durant des années, ma nature s’y soit déjà habituée. Les suites, il est vrai, ne m’en ont pas été épargnées, bien qu’elles ne soient pas aussi horribles qu’on les dépeint ordinairement. Je souffre d’une nervosité peu intense ; je suis, il est vrai, affaibli et je paie ce vice par des troubles périodiques de la digestion ; mais je suis capable encore de supporter des fatigues ; j’y trouve même quelque plaisir si elles ne sont pas trop fortes. Je suis d’humeur sombre, mais je peux être très gai par moments ; heureusement j’aime mon métier ; je m’intéresse à bien des choses, surtout à la musique, aux arts, à la littérature. Je ne me suis jamais livré à des occupations féminines.

Ainsi que cela ressort de tout ce que je viens d’exposer, j’aime à fréquenter les hommes, surtout quand ils sont beaux, mais je n’ai jamais entretenu avec aucun d’eux des relations intimes. C’est un abîme profond qui me sépare d’eux.

Post-Scriptum. — Je crains de n’avoir pas assez précisé ma vie sexuelle dans les lignes précédentes. Elle ne consiste que dans l’onanisme, mais, pendant l’acte, je me laisse influencer par ces représentations horribles qu’on désigne par coïtus inter femora, ejaculatio in ore, etc.

Mon rôle est, dans ces cas, passif. Ces images se transforment et passent à celles de l’accouplement quand une passion m’a enchaîné. La lutte contre cette passion est terrible, parce que mon âme participe aussi au combat. Je désire l’union la plus étroite, la plus complète qu’on puisse imaginer entre deux êtres humains, la vie commune, des intérêts communs, une confiance absolue et l’union sexuelle. Je pense que l’amour naturel ne diffère de celui-ci que par son degré de chaleur, fort au-dessous du feu de notre passion. Précisément en ce moment j’ai de nouveau cette lutte à soutenir et je refoule par la violence cette folle passion qui me tient captif déjà depuis si longtemps.

Pendant des nuits entières je me roule dans mon lit, poursuivi par l’image de celui pour l’amour duquel je donnerais tout ce que je possède. Qu’il est triste que le plus noble sentiment qui ait été donné à l’homme, l’amitié, soit impossible à cause d’un vil penchant sensuel !

Je voudrais encore une fois déclarer que je ne puis pas me décider à transformer ma vie sexuelle par des rapports sexuels avec des femmes. L’idée de ces rapports m’inspire du dégoût et même de l’horreur.

Observation 122. — J’écrirai, tant bien que mal, l’histoire de mes souffrances ; je ne suis guidé que par le désir de pouvoir contribuer par cette autobiographie à renseigner quelque peu sur les malentendus et les erreurs cruelles qui règnent encore dans toutes les sphères contre l’inversion sexuelle.

J’ai maintenant trente-sept ans, et je suis né de parents qui tous deux étaient très nerveux. Je rappelle ce fait parce que souvent j’ai eu l’idée que mon inversion sexuelle pourrait m’être venue par voie d’hérédité ; cependant cette assertion n’est que bien vague. Quant à mes grand-pères et grand’mères, que je n’ai jamais connus, je voudrais seulement citer comme fait digne d’être retenu, que mon grand-père du côté maternel avait la réputation d’être un grand « don Juan ».

J’étais un enfant assez faible et, pendant mes deux premières années, j’ai souffert de ce qu’on appelle des arthrites ; c’est probablement à la suite de cette maladie que mon don d’assimilation et ma mémoire se sont affaiblis ; car j’apprends difficilement les choses qui ne m’intéressent pas, et j’oublie facilement ce que j’ai appris. Je voudrais encore faire mention du fait que, avant ma naissance, ma mère fut en proie à de vives émotions morales, et qu’elle eut souvent des frayeurs. Depuis l’âge de trois ans, je suis très bien portant et jusqu’ici j’ai été épargné par les maladies graves. Entre l’âge de douze et de seize ans, j’eus parfois des sensations nerveuses étranges que je ne puis pas décrire et qui se faisaient sentir dans la tête et sur le bout des doigts. Il me semblait alors que tout mon être voulait se dissoudre. Mais, depuis de longues années, ces accès ne se sont plus renouvelés. Du reste, je nuis un homme assez vigoureux, avec une chevelure touffue, et d’un caractère tout à fait viril.

À l’âge de six ans, je suis arrivé tout seul à pratiquer l’onanisme auquel malheureusement je fus très adonné jusqu’à l’âge de dix-neuf ans. Faute de mieux, j’y ai recours encore assez souvent, bien que je reconnaisse le caractère répréhensible de cette passion et que je m’en sente toujours affaibli, tandis que le rapport sexuel avec un homme, loin du me fatiguer, me donne au contraire le sentiment d’avoir retrempé mes forces. À l’âge de sept ans, je commençai à aller à l’école et bientôt j’éprouvai une vive sympathie pour certains de mes camarades, ce qui d’ailleurs ne me paraissait nullement étrange. Au lycée, quand j’eus quatorze ans, mes condisciples m’ont éclairé sur la vie sexuelle des hommes, chose que j’ignorais absolument ; mais leurs explications n’ont pu m’inspirer aucun intérêt. À cette époque je pratiquais avec deux ou trois amis l’onanisme mutuel auquel ceux-ci m’avaient incité et qui avait un charme immense pour moi. Je n’avais toujours pas conscience de la perversité de mon instinct génital ; je croyais que mes fautes n’étaient que des péchés de jeunesse, comme en commettent tous les garçons de mon âge. Je pensais que l’intérêt pour le sexe féminin se manifesterait quand l’heure serait venue. Ainsi j’atteignis l’âge de dix-neuf ans. Pendant les années suivantes, je fus amoureux fou d’un très bel artiste dramatique, ensuite d’un employé d’une banque et d’un de mes amis, deux jeunes gens qui étaient loin d’être beaux et de porter sur les sens. Cet amour était purement platonique et m’entraînait parfois à faire des poésies enflammées. Ce fut peut-être le plus beau temps de ma vie, car j’envisageais tout cela avec des yeux innocents. À l’âge de vingt et un ans, je commençai pourtant à m’apercevoir peu à peu que je n’avais pas tout à fait les mêmes prédispositions que mes camarades ; je ne trouvais aucun plaisir aux occupations viriles, ni à fumer, ni à boire, ni au jeu de cartes ; quant au lupanar, il m’inspirait réellement une peur mortelle. Aussi n’y suis-je jamais allé ; j’ai toujours réussi à m’esquiver sous un prétexte, quand les camarades y allaient. Je commençai alors à réfléchir sur moi-même ; je me sentais souvent abandonné, misérable, malheureux, et je languissais de rencontrer un ami prédisposé comme moi, sans parvenir à l’idée qu’il pouvait bien exister hors de moi des gens de cet acabit. À l’âge de vingt-deux ans, j’ai fait la connaissance d’un jeune homme qui enfin m’a éclairé sur l’inversion sexuelle et sur les personnes atteintes de cette anomalie, car lui aussi était uraniste et, ce qui est plus, amoureux de moi. Mes yeux se dessillèrent et je bénis le jour qui m’a apporté cet éclaircissement. À partir de ce moment, je vis le monde d’un autre œil, je vis que le même sort était échu à beaucoup de gens et je commençai à comprendre et à m’accommoder autant que possible de ce sort. Malheureusement cela marchait très mal, et aujourd’hui encore je suis pris d’une révolte, d’une haine profonde contre les institutions modernes qui nous traitent si mal, nous autres pauvres uranistes. Car quel est notre sort ? Dans la plupart des cas, nous ne sommes pas compris, nous sommes ridiculisés et méprisés et, dans le meilleur cas, si l’on nous comprend, on s’apitoie sur nous comme sur de pauvres malades ou des fous. C’est la pitié qui m’a toujours rendu malade. Je commençai donc à jouer la comédie, pour tromper mes proches sur l’état de mon âme, et, toutes les fois que j’y réussissais, j’en avais une grande satisfaction. J’ai fait aussi la connaissance de plusieurs compagnons de sort ; j’ai noué avec eux des liaisons qui malheureusement étaient toujours de courte durée, car j’étais très peureux et prudent, en même temps que difficile dans mon choix et gâté.

J’ai toujours profondément abhorré la pédérastie, comme quelque chose d’indigne d’un être humain, et je désirerais que tous mes compagnons de sort en fissent autant ; malheureusement, chez certains d’entre eux, ce n’est pas le cas ; car, si tous pensaient sur ce sujet comme moi, l’opprobre et la raillerie des hommes d’un sentiment diffèrent du nôtre seraient encore plus injustes.

En face de l’homme aimé je me sens complètement femme, voilà pourquoi je me comporte assez passivement pendant l’acte sexuel. En général, toutes mes sensations et tous mes sentiments sont féminins ; je suis vaniteux, coquet, j’aime les chiffons, je cherche à plaire, j’aime à me bien habiller, et, dans les cas où je veux particulièrement plaire, j’ai recours aux artifices de toilette pour lesquels je suis assez bien expérimenté.

Je m’intéresse très peu à la politique, mais je n’en suis que plus passionné pour la musique ; je suis un partisan enthousiaste de Richard Wagner, prédilection que j’ai remarquée chez la plupart des uranistes. Je trouve que c’est précisément cette musique qui correspond le mieux à notre caractère. Je joue assez bien du violon, j’aime la lecture et je lis beaucoup, mais je n’ai que peu d’intérêt pour les autres sujets ; de même tout le reste dans la vie m’est assez indifférent, par suite de la sourde résignation qui m’envahit de plus en plus.

Bien que j’aie tout sujet d’être content de la destinée, ayant comme technicien une position assurée dans une grande ville d’Allemagne, je n’aime pas mon métier. Ce que j’aimerais le mieux, ce serait d’être libre et indépendant, de pouvoir, en compagnie de l’être aimé, faire de beaux voyages, consacrer mes loisirs à la musique et à la littérature, surtout au théâtre qui me paraît comme un des plus grands plaisirs. Être l’intendant d’un théâtre de la Cour, voilà une position que je trouverais acceptable.

La seule position sociale ou vocation qui me paraisse vraiment désirable, est celle de grand artiste, soit chanteur, soit acteur, soit peintre ou sculpteur. Il me semblerait encore plus beau d’être né sur un trône royal ; ce désir répond à mon envie très prononcée de régner. — (S’il y a vraiment une métempsychose, question dont je m’occupe beaucoup et théorie qui me paraît très probable, je dois avoir déjà vécu une fois comme imperator ou comme souverain quelconque). — Mais il faut être né pour tout cela, et comme je ne le suis pas, je n’ai pas d’ambition pour les soi-disant honneurs et distinctions de la société.

En ce qui concerne les tendances de mon goût, je dois constater qu’il y a là une certaine scission. De beaux jeunes gens de talent et qui ont au moins vingt ans, qui se trouvent au même niveau social que moi, me paraissent plutôt créés pour un amour platonique, et je me contente, dans ce cas, d’une amitié très sincère et très idéale qui rarement dépasse les bornes de quelques accolades. Mais sensuellement je ne saurais être excité que par des hommes plus rudes et plus robustes qui ont au moins mon âge, mais qui doivent occuper une position sociale et intellectuelle inférieure à la mienne. La raison de ce phénomène curieux est peut-être que ma grande pudicité, ma timidité native et ma réserve en présence des hommes de ma position, exercent l’effet d’une idée entravante, de sorte que, dans ce cas, je n’arriverais que difficilement et rarement à une émotion sexuelle. Je souffre beaucoup de cet antagonisme, — cela s’explique, — car j’ai toujours peur de me révéler à ces gens simples qui sont au-dessous de moi et qu’on peut souvent acheter pour de l’argent. Car, dans mon idée, il n’y aurait rien de plus terrible qu’un scandale qui me pousserait immédiatement au suicide. Je ne puis pas assez me figurer combien ce doit être terrible d’être, à la suite d’une petite imprudence ou par la méchanceté du premier venu, stigmatisé devant le monde entier, et pourtant sans que ce soit de notre faute. Car que faisons-nous autre chose que ce que les hommes de dispositions normales peuvent se permettre de faire souvent et sans gêne ? Ce n’est pas notre faute si nous n’éprouvons pas les mêmes sentiments que la grande foule : c’est un jeu cruel de la nature.

Maintes fois j’ai cherché dans ma tête si la science et quelques hommes scientifiques sans préjugés, penseurs indépendants, ne pourraient imaginer des moyens pour que, nous, les « Cendrillons » de la nature, nous puissions avoir une position plus supportable devant la loi et les hommes. Mais toujours je suis arrivé à cette triste conclusion que pour se faire le champion d’une cause, il faut tout d’abord la bien connaître et la définir. Qui est-ce qui, jusqu’à ce jour, pourrait expliquer et définir avec exactitude l’inversion sexuelle ? Et pourtant il faut qu’il y ait pour ce phénomène une explication juste, qu’il y ait une voie par laquelle on puisse amener la grande foule à un jugement plus sensé et plus indulgent, et, avant tout, obtenir du moins ceci : qu’on ne confonde plus l’inversion sexuelle avec la pédérastie, confusion qui malheureusement règne encore chez la plupart des gens, je dirais même chez tous. Par un pareil acte, on s’érigerait un monument impérissable à la reconnaissance de milliers d’hommes contemporains et futurs ; car il y a toujours eu des uranistes, il y en a et il y en aura à toutes les époques, et en plus grand nombre qu’on ne le suppose.

Dans le livre de Wilbrand : Fridolins heimliche Ehe, je trouve énoncée une théorie tout à fait acceptable à ce sujet, ayant eu moi-même déjà à plusieurs reprises l’occasion de constater que tous les uranistes n’aiment pas au même degré l’homme, mais qu’il y a parmi eux d’innombrables subdivisions depuis l’homme le plus efféminé jusqu’à l’inverti qui aime encore autant et aussi souvent les charmes féminins que les autres. Ceci pourrait peut-être expliquer la soi-disant différence entre l’inversion congénitale et l’inversion acquise, différence qui, à mon avis, n’existe pas du tout. Cependant chez les cinquante-cinq individus que j’ai connus dans les trois années écoulées depuis que j’ai compris mon état, j’ai rencontré les mêmes traits de tempérament, d’âme et de caractère ; presque tous sont plus ou moins idéalistes, ne fument que peu ou pas du tout, sont dévots, vaniteux, coquets et superstitieux, et réunissent en eux — (je dois l’avouer malheureusement) — plutôt les défauts des deux sexes que leurs qualités. Je sens un véritable horror pour la femme dans son rôle sexuel, horreur que je ne saurais vaincre, pas même avec tous les artifices de mon imagination qui est extrêmement vive ; aussi je ne l’ai jamais essayé, car je suis convaincu d’avance de la stérilité d’une tentative qui me paraît contre nature et criminelle.

Dans les rapports purement sociaux et amicaux, j’aime beaucoup à être en relation avec les filles et les femmes, et je suis très bien vu dans les cercles de dames, car je m’intéresse beaucoup aux modes, et je sais parler avec beaucoup d’à-propos et de justesse de ces matières. Je puis, quand je veux, être très gai et très aimable, mais ce don de conversation n’est qu’une comédie qui me fatigue et qui m’affecte beaucoup. De tout temps j’ai montré beaucoup d’intérêt et d’adresse pour les travaux de femmes ; étant enfant, j’ai jusqu’à l’âge de treize ans passionnément aimé à jouer aux poupées auxquelles je faisais moi-même des robes. Maintenant encore, j’ai beaucoup de plaisir à faire de belles broderies, occupation à laquelle malheureusement je ne puis me livrer qu’en secret. J’ai une prédilection non moins vive pour les bibelots, les photographies, les fleurs, les friandises, les objets de toilette et toutes les futilités féminines. Ma chambre que j’ai arrangée et décorée moi-même, ressemble à peu près au boudoir surchargé d’une dame.

Je voudrais encore mentionner, comme particularité curieuse, que je n’ai jamais eu de pollutions. Je rêve beaucoup et très vivement presque chaque nuit ; mes rêves érotiques, quand j’en ai, ne s’occupent que d’hommes, mais je suis toujours réveillé avant qu’une éjaculation ait pu se produire. Au fond, je n’ai pas de grands besoins sexuels ; il y a chez moi des périodes de quatre à six semaines, pendant lesquelles l’instinct génital ne se manifeste pas du tout. Malheureusement ces périodes sont très rares et sont suivies ordinairement d’un réveil d’autant plus violent de mon terrible instinct, qui, s’il n’est pas satisfait, me cause de grands malaises physiques et intellectuels. Je suis alors de mauvaise humeur, déprimé moralement, irritable ; je fuis la société ; mais toutes ces particularités disparaissent à la première occasion qui me permet de satisfaire mon instinct génital. Je dois remarquer que, en général, pour les causes les plus futiles, mon humeur peut varier plusieurs fois dans la même journée ; elle est comme le temps d’avril.

Je danse bien et volontiers ; mais je n’aime la danse qu’à cause de ses mouvements rythmiques et de ma prédilection pour la musique.

Enfin je dois faire mention d’une chose qui provoque toujours mon indignation. On nous prend en général pour des malades ; c’est à tort. Car, pour toute maladie, il y a un remède ou un calmant ; or aucune puissance au monde ne pourrait ôter à un uraniste sa prédisposition invertie. La suggestion hypnotique même, qu’on a souvent appliquée avec un succès apparent, ne peut pas amener de transformation durable dans la vie psychique d’un uraniste. Chez nous, on confond l’effet avec la cause. On nous prend pour des malades, parce que la plupart d’entre nous le deviennent réellement avec le temps. Je suis profondément convaincu que les deux tiers de nous, arrivés à un âge avancé, s’ils y arrivent jamais, auront une défectuosité mentale, et c’est facile à expliquer. Quelle force de volonté et quels nerfs ne doit-on pas avoir pour pouvoir pendant toute sa vie et sans interruption dissimuler, mentir, être hypocrite ! Que de fois, quand, dans un cercle de gens normaux, la conservation tombe sur l’inversion sexuelle, n’est-on pas obligé de se rallier aux calomnies et aux injures, tandis que chacun de ces propos agit sur nous comme un couteau tranchant ! D’autre part, être obligé d’écouter les propos et les mots d’esprit inconvenants et ennuyeux sur les femmes, feindre un intérêt et une attention pour ces conversations qui aujourd’hui sont en vogue dans la soi-disant « bonne compagnie » ! Voir tous les jours, presqu’à chaque heure, de beaux hommes auxquels on ne peut se révéler, être forcé de se priver pendant des semaines, des mois même, de l’ami dont nous aurions tellement besoin, et par-dessus tout la peur terrible et continuelle de se trahir devant les hommes, d’être couvert de honte et d’opprobre ! Vraiment, il ne faut pas s’étonner que la plupart d’entre nous soient incapables de tout travail sérieux, car la lutte avec notre triste destinée absorbe toute notre force de volonté et notre persévérance. Combien il est funeste pour nos nerfs d’être obligés de renfermer toutes nos pensées, tous nos sentiments dans notre for intérieur, où notre imagination déjà si vive, alimentée par tout cela, travaille avec d’autant plus d’activité, de sorte que nous portons avec nous une fournaise qui menace de nous dévorer ! Heureux ceux de nous qui ne manquent jamais de la force pour pouvoir mener une telle vie, mais heureux aussi ceux qui en ont déjà fini !

Observation 123. Autobiographie. — Vous recevrez ci-jointe la description du caractère ainsi que des sentiments moraux et sexuels d’un uraniste, c’est-à-dire d’un individu qui, malgré la conformation virile de son corps, se sent tout à fait femme, dont les sens ne sont nullement excités par les femmes et dont la langueur sexuelle ne vise que les hommes.

Pénétré de la conviction que l’énigme de notre existence ne saurait être démêlée ou du moins éclaircie que par des hommes de science qui pensent sans préjugés, je vous donne ma biographie uniquement dans le but de contribuer par ce moyen à l’éclaircissement de cette erreur cruelle de la nature et de rendre peut-être un service à mes compagnons de sort de la future génération. Car des uranistes il y en aura, tant qu’il y aura des hommes, de même que c’est un fait irréfutable qu’il y en a eu à toutes les époques. Mais à mesure que l’instruction scientifique de notre époque fera des progrès, on finira par voir en moi et en mes semblables non pas des êtres haïssables, mais des êtres dignes de commisération, qui ne méritent jamais le mépris, mais plutôt la suprême pitié de leur prochain plus heureux qu’eux. Je tâcherai d’être aussi bref que possible dans mon récit, de même que je ferai tous les efforts pour rester impartial. Je dois d’ailleurs faire remarquer, au sujet de mon langage cru et souvent même cynique, que, avant tout, je tiens à être vrai : voilà pourquoi je n’évite point les expressions les plus crues, car ce sont elles qui peuvent le mieux caractériser le sujet que je veux exposer.

J’ai trente-quatre ans et demi ; je suis un négociant à revenu modique ; ma taille est au-dessus de la moyenne, je suis maigre, je n’ai pas les muscles forts, j’ai une figure tout à fait ordinaire, couverte de barbe et, au premier aspect, je ne diffère en rien des autres hommes. Par contre, ma démarche est féminine, surtout quand je presse le pas ; elle est un peu dandinante ; les mouvements sont anguleux, peu harmonieux et manquent de tout charme viril. La voix n’est ni féminine ni aiguë, mais plutôt d’un timbre de baryton.

Tel est mon habitus extérieur.

Je ne fume ni ne bois pas ; je ne puis ni siffler, ni monter à cheval, ni faire de la gymnastique, ni tirer de l’épée, ni au pistolet non plus ; je ne m’intéresse pas du tout aux chevaux ni aux chiens ; je n’ai jamais eu entre les mains ni un fusil ni une épée. Dans mes sentiments intimes et dans mes désirs sexuels, je suis parfaitement femme. Sans aucune instruction bien solide — je n’ai passé que cinq années au lycée — je suis pourtant intelligent ; j’aime à lire de bons ouvrages bien écrits ; je dispose d’un jugement sain, mais je me laisse toujours entraîner par l’état d’esprit du moment ; qui connaît mon faible et sait en profiter, peut me manier et me persuader facilement. Je prends toujours des résolutions sans trouver jamais l’énergie de les mettre à exécution. Comme les femmes, je suis capricieux et nerveux, irrité souvent sans aucune raison, parfois méchant contre des personnes dont la figure ne me va pas ou contre lesquelles j’ai de la rancune ; je suis alors arrogant, injuste, souvent blessant et insolent.

Dans tous mes actes et gestes je suis superficiel, souvent léger ; je ne connais aucun sentiment moral profond, et j’ai peu de tendresse pour mes parents, mes sœurs et mes frères. Je ne suis pas égoïste ; à l’occasion je suis même capable de faire des sacrifices ; je ne puis jamais résister aux larmes, et, comme les femmes, on peut me gagner par une prévenance aimable ou par des prières instantes.

Déjà, dans ma tendre enfance, je fuyais les jeux de guerre, les exercices de gymnastique, les bagarres de mes camarades masculins ; je me trouvais toujours dans la compagnie des petites filles avec lesquelles je sympathisais plus qu’avec les garçons ; j’étais timide, embarrassé, et je rougissais souvent. Déjà à l’âge de douze à treize ans, j’éprouvais des serrements de cœur étranges à la vue de l’uniforme collant d’un joli militaire ; les années suivantes, pendant que mes camarades d’école parlaient toujours de filles et commençaient même de petites amourettes, j’étais capable de suivre pendant des heures un homme vigoureusement bâti avec des fesses bien développées et plantureuses, et je me grisais à cet aspect.

Sans réfléchir beaucoup sur ces impressions, qui différaient tant des sentiments de mes camarades, je commençai à me masturber en pensant pendant l’acte à des hommes bâtis comme des héros et bien mis, jusqu’à ce que, à l’âge de dix-sept ans, je fusse éclairé sur mon état par un compagnon de sort. Depuis ce temps j’ai eu huit à dix fois affaire avec des filles ; mais pour provoquer l’érection, j’ai toujours dû évoquer l’image d’un bel homme de ma connaissance ; je suis convaincu aujourd’hui que, même en ayant recours à mon imagination, je ne serais pas capable d’user d’une fille. Peu de temps après cette découverte, je préférai fréquenter des uranistes vigoureux et âgés, car à cette époque je n’avais ni les moyens ni l’occasion de voir de véritables hommes. Depuis, cependant, mon goût a complètement changé, et ce ne sont que les hommes, les vrais hommes, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, aux formes vigoureuses et souples, qui puissent exciter au plus haut degré mes sens, et dont les charmes me ravissent comme si j’étais vraiment femme. Grâce aux circonstances, j’ai pu au cours des années faire environ une douzaine de fois connaissance avec des hommes, qui, pour une gratification de 1 à 2 florins par visite, servaient à mes fins. Quand je me trouve enfermé seul dans ma chambre avec un joli garçon, mon plus grand plaisir, c’est avant tout membrum ejus vel maxime si magnum atque crassum est, manibus capere et apprehendere et premere, turgentes nates femoraque tangere atque totum corpus manibus contractare et, si conseditur, os faciem atque totum corpus, immovero nates, ardentibus oxculis obtegere. Quodsi membrum magnum purumque est, dominusque ejus mihi placet, ardente libidine mentulam ejus in os meum receptam complures horas sugere possum, neque autem detector, si semen in os meum ejaculalur, cum maxima corum qui « uraniste » nominantur pars hac re non modo delectatur, sed etiam semen nonnunquam devorat.
Cependant j’éprouve la volupté la plus intense quand je tombe sur un homme qui est déjà dressé à ces pratiques et qui membrum meum in os recipit et erectionem in ore suo concedit.

Quelque invraisemblable que cela paraisse, je trouve toujours, moyennant quelques cadeaux, des garçons chics qui se laissent faire. Ces gaillards apprennent ordinairement ces choses pendant leur service militaire, car les uranistes savent très bien que, chez les militaires, on est bien disposé pour de l’argent ; et le drôle, une fois dressé à ce service, est souvent par les circonstances amené à continuer, malgré sa passion pour le sexe féminin.

Les uranistes, sauf quelques exceptions, me laissent froid d’habitude, car tout ce qui est féminin me répugne au plus haut degré. Pourtant il y a parmi eux des individus qui peuvent me charmer aussi bien qu’un véritable homme et avec lesquels j’aime encore mieux avoir des rapports parce qu’ils répondent à mes caresses enflammées avec une égale ardeur. Quand je me trouve en tête-à-tête avec un de ces individus, mes sens excités n’ont plus d’entraves et je laisse se déchaîner complètement mes fureurs bestiales : osculor, premo, amplector eum, linguam meam in os ejus immitto ; ore cupiditate tremente ejus labrum superius sugo, faciem meam ad ejus nates adpono et odore voluptari et natibus emanente voluptate obstupescor. Les hommes véritables, en uniformes collants, font sur moi la plus grande impression. Quand j’ai l’occasion d’enlacer de mes bras un superbe gaillard et de l’embrasser, cela me donne une éjaculation immédiate, fait que j’attribue surtout à une masturbation fréquente. Car je me masturbais souvent dans les premières années, presque toutes les fois que j’avais vu un solide gaillard qui me plaisait ; son image m’était alors présente pendant que je faisais l’acte d’onanisme. Mon goût, en ces choses, n’est pas trop difficile ; il est comme celui d’une bonne qui voit son idéal dans un solide sous-officier de dragons. Une belle figure est, il est vrai, un accessoire agréable, mais pas du tout indispensable à l’excitation de mon envie sensuelle ; la principale condition est et reste : vir inferiore corporis parte robusta et bene formosa, turgidis femoribus durisque natibus, tandis que le torse peut être svelte. Un ventre fort me dégoûte, une bouche sensuelle avec de belles dents m’excite et me stimule vivement. Si cet individu a, en outre, un membrum pulchrum magnum et æqualiter formatum, toutes mes exigences, même les plus exagérées, sont parfaitement satisfaites. Autrefois l’éjaculation se produisait cinq à huit fois dans une nuit, quand je me trouvais avec des hommes qui me plaisaient et qui m’excitaient passionnément ; maintenant encore j’éjacule quatre à six fois, étant excessivement lubrique et sensuel, au point que même le cliquetis du sabre d’un joli hussard peut me causer de l’émotion. Avec cela j’ai une imagination très vive et je pense pendant presque toutes mes heures de loisir à de jolis hommes aux membres vigoureux, et je serais ravi si un gaillard solide et resplendissant de force, magna mentula præditus me præsente puellam futuat ; mihi persuasum est, fore ut hoc aspectu sensus mei vehementissima perturbatione afficiantur et dum futuit corpus adolescentis pulchri tangam et si liceat ascendam in eum dum cum puella concumbit atque idem cum eo faciam et membrum meum in ejus anum imittum. Seuls mes moyens financiers restreints m’empêchent de mettre à exécution ces projets cyniques dont mon esprit est très souvent rempli ; autrement il y a longtemps que je les aurais réalisés.

Le militaire exerce sur moi le plus grand charme, mais j’ai encore, en outre, un faible pour les bouchers, les cochers de fiacre, les camionneurs, les cavaliers du cirque, à la condition qu’ils aient un corps bien fait et souple. Les uranistes me sont odieux pour les rapports intimes, et j’ai contre la plupart d’entre eux une aversion tout à fait injustifiée que je ne saurais m’expliquer. Aussi, sauf une seule exception, n’ai-je jamais eu une relation d’amitié intime avec aucun uraniste. Par contre, les rapports les plus cordiaux, consolidés par les années, me rattachent à quelques hommes normaux, dans la société desquels je me trouve très bien, mais avec lesquels je n’ai jamais ou de rapports sexuels et qui ne se doutent pas du tout de mon état.

Les conversations sur les questions politiques ou économiques, ainsi que toute discussion sur un sujet sérieux, me sont odieuses ; par contre, je cause avec beaucoup de plaisir et avec un assez bon jugement des choses de théâtre. Dans les opéras, je me figure être sur la scène, je ma crois entouré des applaudissements du public qui me célèbre, et je voudrais, de préférence, représenter des héroïnes passives ou chanter des rôles dramatiques de femmes.

Les sujets de conversation les plus intéressants pour moi et mes semblables, ce sont toujours nos hommes ; ce thème est inépuisable pour nous autres ; les charmes les plus secrets de l’amant sont alors minutieusement expliqués, mentulæ æstimantur, quanta sint magnitudine, quanta crassitudine ; de forma carum atque rigiditate conferimus, alter ab altero cognoscit cujus semen celerius, cujus tardius ejaculatur. Je mentionne encore qu’un de mes quatre frères s’est laissé entraîner à des actes uranistes, sans être uraniste lui-même ; tous les quatre sont des adorateurs passionnés du sexe féminin et font sans cesse des excès sexuels. Les parties génitales des hommes, dans notre famille, sont, sans exception, très fortement développées.

Enfin, je répète les paroles par lesquelles j’ai commencé ces lignes. Je ne pouvais pas choisir mes expressions, car il s’agissait pour moi de fournir un sujet pour l’étude de l’existence uraniste ; pour cela, il importait, avant tout, de ne donner que la vérité absolue. Veuillez donc excuser, pour cette raison, le cynisme de ces lignes.

Au mois d’octobre 1890, l’auteur des lignes qui précèdent se présenta chez moi. Son extérieur répondait, en général, à la description qu’il m’en avait faite. Les parties génitales étaient volumineuses, très poilues. Les parents auraient été sains au point de vue nerveux ; un frère s’est brûlé la cervelle par suite d’une maladie nerveuse ; trois autres sont nerveux à un degré très prononcé. Le malade est venu chez moi en proie au plus grand désespoir. Il ne peut plus supporter la vie qu’il mène, car il en est réduit aux rapports avec des individus vénals, et il ne peut pratiquer l’abstinence, étant donnée sa prédisposition excessive à la sensualité ; il ne peut pas comprendre non plus comment on pourrait le transformer en un individu aimant les femmes et le rendre capable des plus nobles jouissances de la vie, car, dès l’âge de treize ans, il avait des penchants pour l’homme.

Il se sent tout à fait femme et aspire à faire la conquête d’hommes qui ne soient pas uranistes. Quand il est avec un uraniste, c’est comme si deux femmes se trouvaient ensemble. Il préférerait plutôt être sans sexe que de continuer à mener une existence comme la sienne. La castration ne serait-elle pas une délivrance pour lui ?

Un essai d’hypnose n’amena chez ce malade excessivement émotionnel qu’un engourdissement très léger.

Observation 124. — B…, garçon de café, quarante-deux ans, célibataire, m’a été envoyé comme inverti par son médecin, dont il était amoureux. B… donna de bonne volonté et avec décence des renseignements sur sa vita ante acta et surtout sexualis, très heureux de trouver enfin une explication sérieuse de son état sexuel qui, de tout temps, lui a paru morbide.

B… ne sait rien de ses grands-parents. Son père était un homme emporté, coléreux et très excité, potator, ayant eu, de tout temps, de grands besoins sexuels. Après avoir fait vingt-quatre enfants à la même femme, il divorça d’avec elle et mit trois fois en état de grossesse sa femme de ménage. La mère aurait été bien portante.

De ces vingt-quatre enfants, six seulement sont encore en vie : plusieurs d’entre eux ont des maladies de nerfs, mais sans anomalie sexuelle, sauf une sœur qui, de tout temps, a eu la manie de poursuivre les hommes.

B… prétend avoir été maladif dans sa première enfance. Dès l’âge de huit ans, sa vie sexuelle s’éveilla. Il se masturba et eut l’idée penem aliorum puerorum in os arrigere, ce qui lui fit grand plaisir. À l’âge de douze ans, il commença à devenir amoureux des hommes, dans la plupart des cas de ceux qui avaient trente ans et portaient des moustaches. Déjà, à cette époque, ses besoins sexuels étaient très développés ; il avait des érections et des pollutions. À partir de ce moment, il s’est masturbé presque tous les jours, en évoquant pendant l’acte l’image d’un homme aimé. Son suprême plaisir était cependant penem viri in os arrigere. Il en avait une éjaculation avec la plus vive volupté. Environ douze fois seulement, il a pu, jusqu’ici, goûter ce plaisir. Quand il se trouvait en présence d’hommes sympathiques, il n’a jamais eu de dégoût pour le pénis d’autrui, au contraire. Il n’a jamais accepté les propositions de pédérastie qui, soit active, soit passive, lui répugne au plus haut degré. En accomplissant ces actes pervers, il s’est toujours figuré être dans le rôle d’une femme. Sa passion pour les hommes qui lui étaient sympathiques était sans bornes. Il aurait été capable de tout pour un amant. Il tressaillait d’émotion et de volupté rien qu’en l’apercevant.

À l’âge de dix-neuf ans, il s’est laissé souvent entraîner par des camarades à aller au lupanar. Il n’a jamais trouvé de plaisir au coït. Pour avoir de l’érection en présence de la femme, il a toujours dû s’imaginer qu’il avait affaire à un homme aimé. Ce qu’il aurait préféré à tout, c’est que la femme lui permît l’immissio penis in os, ce qui lui a toujours été refusé. Faute de mieux, il pratiquait le coït ; il est même devenu deux fois père. Son dernier enfant, une fille de huit ans, commence déjà à se livrer à la masturbation et à l’onanisme mutuel, ce dont il est profondément affligé. N’y aurait-il pas quelque remède à cela ?

Le malade affirme qu’avec les hommes il s’est toujours senti dans le rôle de la femme, même dans les rapports sexuels. Il a toujours pensé que sa perversion sexuelle avait pour cause originaire le fait que son père, en le procréant, avait voulu faire une fille. Ses frères et ses sœurs l’avaient toujours raillé à cause de ses manières féminines. Balayer la chambre, laver la vaisselle étaient pour lui des occupations agréables. On a souvent admiré ses aptitudes pour ce genre du travaux, et on a trouvé qu’il y était plus adroit que bien des filles. Quand il pouvait le faire, il se déguisait en fille. Pendant le carnaval, il allait dans les bals déguisé en femme. Dans ces occasions, il réussissait parfaitement à imiter les minauderies et les coquetteries des femmes, parce qu’il a un naturel féminin.

Il n’a jamais eu beaucoup de goût à fumer ou à boire, aux occupations et aux plaisirs masculins ; mais il a fait avec passion de la couture, et, étant garçon, il a été souvent grondé parce qu’il jouait sans cesse aux poupées. Au théâtre et au cirque, son intérêt ne se concentrait que sur les hommes. Souvent il ne pouvait pas résister à l’envie de rôder autour des pissotières, pour voir des parties génitales masculines.

Il n’a jamais trouvé plaisir aux charmes féminins. Il n’a réussi le coït qu’en évoquant l’image d’un homme aimé. Ses pollutions nocturnes étaient toujours occasionnées par des rêves lascifs concernant des hommes.

Malgré de nombreux excès sexuels, B… n’a jamais souffert de neurasthénie, et il n’en présente aucun des symptômes.

Le malade est délicat, a une barbe et une moustache peu fournies ; ce n’est qu’à l’âge de vingt-cinq ans que sa figure est devenue barbue. Son extérieur, sauf sa démarche dandinante et légère, ne présente rien qui puisse indiquer un naturel féminin. Il affirme qu’on a déjà souvent ridiculisé sa démarche féminine. Les parties génitales sont fortes, bien développées, tout à fait normales, couvertes de poils touffus ; le bassin est masculin. Le crâne est rachitique, un peu hydrocéphale, avec des os pariétaux convexes. La face surprend par son exiguïté. Le malade prétend qu’il est facile à irriter et enclin aux emportements et à la colère.

Observation 125. — Le 1er mai 1880, les autorités policières amenèrent à la Clinique psychiatrique de Gratz un homme de lettres, le docteur en philosophie G…

G…, venant d’Italie et passant, dans son voyage, par Gratz, avait trouvé un soldat qui, moyennant argent, s’était livré à lui, mais qui finalement l’avait dénoncé à la police. Comme celui-ci défendait avec le plus grand sans-gêne son amour pour les hommes, la police trouva son état mental douteux et le fit placer en observation près d’aliénistes. G… raconta aux médecins, avec une franchise cynique, qu’il y a plusieurs années déjà il avait eu, à M…, une affaire analogue à démêler avec la police et qu’il avait été, alors, quinze jours en prison. Dans les pays du Sud, il n’y a aucune loi contre les gens comme lui ; en Allemagne et en France seulement, on a trouvé l’affaire mauvaise.

G… a cinquante ans ; il est grand, vigoureux, avec un regard libidineux, des manières coquettes et cyniques. L’œil a une expression névropathique et vague ; les dents de la mâchoire inférieure sont bien plus en arrière que celles de la mâchoire supérieure. Le crâne est normal, la voix virile, la barbe bien fournie. Les parties génitales sont bien conformées ; cependant les testicules sont un peu petits. Physiquement, G… ne présente rien à noter, sauf un léger emphysème du poumon et une fistule externe à l’anus. Le père de G… était atteint de folie périodique ; la mère était une personne « excentrique » ; une tante était atteinte d’aliénation mentale. De neuf enfants issus du père et de la mère de G…, quatre sont morts à un âge tendre.

G… prétend avoir été bien portant, sauf qu’il a eu des scrofulides. Il a obtenu le grade de docteur en philosophie. À l’âge de vingt-cinq ans il a eu des hémoptysies, il alla en Italie où, sauf quelques interruptions, il gagnait sa vie avec sa plume et en donnant des leçons. G… dit qu’il a souvent souffert de congestions et aussi quelque peu « d’irritation spinale », c’est-à-dire que le dos lui faisait mal. Du reste, il est toujours de bonne humeur, seulement son porte-monnaie n’est jamais bien garni, et il a toujours bon appétit, comme toutes les « vieilles hétaïres ». Il raconte ensuite avec beaucoup de plaisir et de cynisme qu’il est atteint d’inversion sexuelle congénitale. Déjà, à l’âge de cinq ans, son plus grand plaisir était videre mentulam, et il rôdait autour des pissotières pour avoir ce bonheur. Avant l’âge de puberté, il avait pratiqué l’onanisme. À sa puberté il s’aperçut qu’il avait un sentiment très tendre pour ses amis. Une impulsion obscure lui montrait le chemin que son amour prendrait. Il avait pour ainsi dire l’obsession d’embrasser d’autres jeunes gens, et parfois de caresser le pénis du l’un ou de l’autre. Ce n’est qu’à l’âge de vingt-six ans qu’il commença à entrer en rapports sexuels avec des hommes ; il se sentait alors toujours dans le rôle de la femme. Étant encore petit garçon, son plus grand plaisir était de s’habiller en femme. Il a été souvent battu par son père, quand, pour obéir à son impulsion, il mettait les vêtements de sa sœur. Quand il voyait un ballet, c’étaient toujours les danseurs et jamais les ballerines qui l’intéressaient. Aussi loin que sa mémoire remonte, il a toujours eu l’horror feminæ. Quand il allait dans un lupanar, ce n’était que pour voir des jeunes gens, « puisque, dit-il, je suis un concurrent des putains. » Quand il voit un jeune homme, il le regarde tout d’abord dans les yeux ; si ceux-ci lui plaisent, il regarde la bouche pour voir si elle est faite pour les baisers, et ensuite vient le tour des parties génitales pour voir si elles sont bien développées. G… parle avec une grande suffisance de ses ouvrages poétiques, et il fait valoir que les gens de son acabit sont tous des hommes doués de beaucoup de talent. Il cite à l’appui de sa thèses comme exemples : Voltaire, Frédéric le Grand, Eugène de Savoie, Platon, qui, selon lui, étaient tous des « uranistes ». Son plus grand plaisir est d’avoir un jeune homme qui lui soit sympathique et qui lui fasse la lecture de ses vers (les vers de G… ). L’été dernier, il a eu un amant de ce genre. Lorsqu’il dut se séparer de lui, il s’abandonna au désespoir ; il ne mangeait plus, ne dormait plus et ne put que peu à peu se ressaisir. L’amour des uranistes est profond et extatique. A Naples, raconte-il, il y a un quartier où les effeminelli vivent en ménage avec leurs amants, de même qu’à Paris les grisettes. Ils se sacrifient pour leur amant, entretiennent son ménage, tout comme les grisettes. Par contre, il y a répulsion entre uraniste et uraniste, tout comme « entre deux putains ; c’est une question de boutique ».

G… éprouve une fois par semaine le besoin d’avoir des rapports sexuels avec un homme. Il se sent heureux de son étrange sentiment sexuel qu’il considère comme anormal, mais non comme morbide ni comme illégitime. Il est d’avis qu’il ne reste à lui et à ses compagnons qu’un parti à prendre, c’est d’élever au niveau du surnaturel le phénomène contre-nature qui est en eux. Il voit dans l’amour uraniste comme un amour plus élevé, idéalisé, divinisé et abstrait. Quand nous lui objectons qu’un pareil amour est contraire aux buts de la nature et à la conservation de la race, il répond d’un air pessimiste que le monde doit mourir et la terre continuer à tourner autour de son axe sans les hommes qui n’existent que pour leur propre supplice. Afin de donner une raison et une explication de son sentiment sexuel anormal, G… prend Platon comme point de départ, Platon, dit-il, « qui certes n’était pas un cochon ». Déjà Platon a formulé la thèse allégorique que les hommes étaient autrefois des boules. Les dieux les avaient coupées en deux disques. Dans la plupart des cas l’homme se compasse sur la femme, mais quelquefois aussi l’homme sur l’homme. Alors le pouvoir de l’instinct de l’union est aussi puissant, et tous deux se raffraîchissent par devant. G… raconte ensuite que ses rêves, quand ils étaient érotiques, n’ont jamais eu pour sujet des femmes, mais toujours des hommes. L’amour pour l’homme est le seul genre qui puisse le satisfaire. Il trouve abominable de fouiller avec son pénis dans le ventre d’une femme. Comme il l’a entendu dire, c’est de cette manière dégoûtante qu’on pratique le coït. Il n’a jamais eu envie de voir les parties génitales d’une femme ; cela lui répugne. Il ne considère pas comme un vice son genre de satisfaction sexuelle ; c’est une loi de la nature qui l’y force. Il s’agit pour lui de l’instinct de conservation. L’onanisme n’est qu’un expédient misérable, et nuisible encore, tandis que l’amour uraniste relève le moral et retrempe les forces physiques.

Avec une indignation morale qui a l’air bien comique à côté de son cynisme ordinaire, il proteste contre la confusion des uranistes avec les pédérastes. Il abhorre le podex, un organe de sécrétion. Les rapports des uranistes ont toujours lieu par devant et consistent dans un système d’onanisme combiné.

Telles sont les descriptions de G… dont l’individualité intellectuelle est aussi, en tout cas, primitivement anormale. La preuve en est dans son cynisme, dans sa frivolité incroyable, dans l’application de ses maximes au domaine religieux, terrain sur lequel nous ne pourrions le suivre, sans transgresser les limites tracées même pour une observation scientifique ; dans son raisonnement philosophique entortillé sur les causes de son sentiment sexuel pervers ; dans sa manière retorse d’envisager le monde ; dans sa défectuosité éthique dans tous les sens ; dans sa vie de vagabond ; dans ses manières bizarres et dans son extérieur. G… fait l’effet d’un homme originairement fou. (Observation personnelle. Zeitschrift für Psychiatrie).

Observation 126. — Taylor avait à examiner une nommée Elise Edwards, âgée de vingt-quatre ans. L’examen a amené la constatation qu’elle était du sexe masculin. E… avait depuis l’âge de quatorze ans porté des vêtements féminins, elle a aussi débuté sur la scène comme actrice ; elle portait les cheveux longs et, à la mode des femmes, une raie au milieu. La conformation de la figure avait quelque chose de féminin ; pour le reste le corps était tout à fait masculin. Elle avait soigneusement arraché les poils de sa barbe. Les parties génitales viriles, vigoureuses et bien développées, étaient fixées par un bandage vers le haut sur le ventre.

L’examen de l’anus indiquait la pratique de la pédérastie passive. (Taylor, Med. jurisprudence, 1873. 11, p. 280, 473).

Observation 127. — Un fonctionnaire d’âge moyen, marié à une brave femme et, depuis plusieurs années, père de famille heureux, présente un phénomène curieux dons le sens de l’inversion sexuelle.

L’histoire scandaleuse suivante fut divulguée un jour par l’indiscrétion d’une prostituée. X… se présentait environ tous les huit jours au lupanar, s’y costumait en femme ; à ce déguisement ne manquait jamais une perruque de femme. La toilette terminée, il se couchait sur un lit et se laissait masturber par une prostituée. Il préférait de beaucoup employer, s’il pouvait l’y décider, un individu masculin, l’homme de peine du lupanar. Le père de X… avait une tare héréditaire, fut à plusieurs reprises atteint d’aliénation mentale et hyperæsthesia et paræsthesia sexualis.

Observation 128. — C… R…, servante, vingt-six ans, souffre depuis l’âge de sa formation de paranoïa originaria et d’hystérie ; elle eut, à la suite de ses idées fixes, un passé romanesque et s’attira, en 1887, en Suisse, où elle s’était réfugiée par monomanie de la persécution, une instruction judiciaire. À cette occasion on constata qu’elle était atteinte d’inversion sexuelle.

On n’a aucun renseignement sur ses parents ni sur sa parenté R… prétend que, sauf une inflammation des poumons qu’elle a eue à l’âge de seize ans, elle n’a jamais été gravement malade auparavant.

La première menstruation eut lieu sans malaises à l’âge de quinze ans ; plus tard les menses furent irrégulières et anormalement fortes. La malade affirme qu’elle n’a jamais eu de penchant pour les personnes de l’autre sexe, et jamais toléré qu’un homme s’approchât d’elle. Elle n’a jamais pu comprendre comment ses amies pouvaient parler de la beauté et de l’amabilité des personnes du sexe masculin. Elle ne peut pas comprendre non plus comment une femme peut se laisser embrasser par un homme. Par contre, elle fut transportée d’enthousiasme quand elle put poser un baiser sur les lèvres d’une amie bien aimée. Elle a pour les filles un amour qu’elle ne peut pas s’expliquer. Elle a aimé et embrassé avec extase quelques-unes de ses amies ; elle aurait été capable de leur sacrifier sa vie. Le comble de son plaisir aurait été de vivre avec une pareille amie et de la posséder seule et entièrement.

Elle se sent comme homme vis-à-vis de la fille aimée. Étant encore petite fille, elle n’avait de goût que pour les jeux des garçons ; elle aimait surtout entendre les décharges des fusils et la musique militaire ; elle en était tout à fait enthousiasmée et aurait aimé partir comme soldat. Son idéal était la chasse et la guerre. Au théâtre elle n’avait d’intérêt que pour les artistes des rôles de femmes. Elle sait très bien que cette tendance est contraire au caractère féminin, mais c’est plus fort qu’elle. Elle avait grand plaisir à aller habillée en homme, de même elle fit de tout temps avec plaisir toutes sortes d’ouvrages d’homme et y montra une adresse particulière, tandis que c’était le contraire en ce qui concerne les ouvrages de femme et surtout les travaux manuels. La malade aime aussi à fumer et à boire des boissons alcooliques. A la suite d’idées fixes de persécution et pour échapper à ses prétendus persécuteurs, la malade s’est, à plusieurs reprises, montrée en vêtements d’homme et a joué des rôles masculins. Elle le faisait avec tant d’adresse — (native sans doute) — qu’elle sut généralement tromper les gens sur son véritable sexe.

Il a été établi documentairement que, déjà en 1884, la malade avait vécu pendant longtemps tantôt habillée en civil, tantôt avec l’uniforme d’un lieutenant, et que, poussée par la monomanie de la persécution, elle s’était, en août 1884, habillée d’un costume semblable à celui des laquais et s’était réfugiée d’Autriche en Suisse. Là elle trouva une place comme domestique dans la famille d’un négociant ; elle tomba amoureuse de la demoiselle de la maison, la « belle Anna », qui de son côté, ne se doutant pas du véritable sexe de R…, devint amoureuse du jeune et joli servant.

La malade fait sur cet épisode de sa vie les remarques caractéristiques que voici : « J’étais tout à fait amoureuse d’Anna. Je ne sais pas comment cela m’est venu, et je ne saurais me rendre aucun compte de cette inclination. C’est cet amour fatal qui est cause que j’ai pendant si longtemps continué de jouer le rôle d’un homme. Je n’ai encore jamais éprouvé d’amour pour un homme, et je crois que mon affection se tourne vers le sexe féminin et non pas vers le sexe masculin. Je ne comprend pas cet état. »

R… écrivait de Suisse des lettres à son amie et compatriote Amélie, qui ont été jointes au dossier du tribunal. Ce sont des lettres pleines d’un amour extatique qui dépasse de bien loin la mesure de l’amitié. Elle appelle son amie : « ma fleur de miracle, soleil de mon cœur, langueur de mon âme ». Elle est son suprême bonheur sur terre, c’est à elle qu’elle a donné tout son cœur. Dans des lettres adressées aux parents de son amie, elle dit qu’ils veillent bien sur cette « fleur miraculeuse », car si celle-ci mourait, elle ne pourrait plus rester parmi les vivants.

R… fut pendant quelque temps internée à l’asile pour qu’on puisse examiner son état mental. Un jour qu’on autorisa une visite d’Anna près de R…, les accolades et les baisers ardents n’en voulaient plus finir. Anna avoua sans réticence qu’à la maison déjà elles s’étaient embrassées avec la même tendresse.

R… est une femme grande, svelte, et d’une apparence imposante, de conformation tout à fait féminine, mais avec des traits plutôt masculins. Le crâne est régulier, pas de stigmates de dégénérescence anatomique ; les parties génitales sont normales et tout à fait vierges. R… fait l’impression d’une personne décente et moralement très pure. Toutes les circonstances indiquent qu’elle n’a aimé que platoniquement ; le regard et l’extérieur indiquent une névropathe. Hystérie grave périodique, accès d’une sorte de catalepsie avec état délirant et visions. La malade est facile à mettre en état de somnambulisme par l’influence hypnotique, et, dans cet état, elle est susceptible de recevoir toutes les suggestions. (Observation personnelle, Friedreichs Blætter, 1881. Fascicule 1.)

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.

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