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Théodore FLOURNOY

Automatismes verbaux martiens

Des Indes à la planète Mars (Chapitre VI - §I)

Date de mise en ligne : mercredi 21 juin 2006

Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE SIX
Le cycle martien (suite) : la langue martienne
 [1]

Des divers phénomènes automatiques, le « parler en langues » est un de ceux qui de tous temps ont le plus piqué la curiosité, mais sur lesquels on a le moins de documents précis, par suite de la difficulté de recueillir exactement, au moment où ils jaillissent, des flots de paroles confuses ou inintelligibles. Le phonographe enregistreur, qui a déjà été employé dans quelques cas exceptionnels tels que celui de Le Baron [2], rendra sans doute un jour d’inestimables services pour ce genre d’étude, mais il laisse encore trop à désirer à l’heure actuelle au point de vue de son utilisation pratique avec des sujets hors de leur sens normal, qui ne sont pas maniables à volonté et ne s’inquiètent guère d’attendre, pour proférer leurs paroles insolites, que l’instrument soit installé et juste au point [3].

Il y a bien des genres de glossolalie. Le parler extatique, simplement incohérent et entrecoupé d’exclamations émotionnelles, qui se produit parfois dans certains milieux religieux surchauffés, est autre chose que la création de néologismes qu’on rencontre dans le rêve, le somnambulisme, l’aliénation mentale, ou encore chez les enfants. De même, cette fabrication de mots arbitraires soulève d’autres problèmes que l’emploi occasionnel d’idiomes étrangers ignorés du sujet (au moins en apparence), mais véritablement existants. Dans chacun de ces cas, il faut de plus examiner si, et dans quelle mesure, l’individu attribue un sens déterminé aux sons qu’il émet, s’il comprend (ou a du moins l’impression de comprendre) ses propres paroles, ou bien s’il ne s’agit que d’un déclenchement mécanique et sans signification de l’appareil phonateur, ou encore si ce jargon inintelligible pour la personnalité ordinaire exprime les idées de quelque personnalité seconde. Toutes ces formes varient d’ailleurs en nuances et en degrés, sans parler des cas mixtes, peut-être les plus fréquents, où elles se mêlent et se combinent. C’est ainsi que l’on voit chez le même individu, et parfois au cours du même accès, une série de néologismes, compris ou incompris, faire face à un simple verbiage incohérent en langue vulgaire, ou vice versa, etc.

Une bonne description et une classification raisonnée de toutes ces catégories et variétés de la glossolalie seraient du plus grand intérêt. Je ne puis toutefois songer ici à une telle étude, ayant assez à faire déjà à me débrouiller avec le martien de Mlle Smith. Ce langage somnambulique ne rentre, on l’a déjà entrevu, ni dans le parler extatique et incohérent de l’enthousiasme religieux, ni dans l’emploi d’une langue étrangère, mais réellement existante ; il représente plutôt le néologisme porté à sa plus haute expression et pratiqué d’une façon systématique, avec une signification très précise, par une sous-personnalité ignorée du Moi normal. C’est un cas typique de « glossopoïèse », de fabrication complète et de toutes pièces d’une langue nouvelle par une activité subconsciente. J’ai maintes fois regretté que ceux qui ont été témoins de phénomènes analogues, comme Kerner avec la voyante de Prévorst, n’aient pas recueilli et publié aussi intégralement que possible tous les produits de ce singulier fonctionnement des facultés verbales. Sans doute, chaque cas pris isolément paraît une simple anomalie, une pure curiosité arbitraire et sans portée ; mais, qui sait si du rapprochement d’un grand nombre de ces bibelots psychologiques, assez rares en somme, ne finirait pas par jaillir quelque lueur inattendue ? Les faits exceptionnels sont souvent les plus instructifs, et de combien de secours précieux l’embryologie n’est-elle pas redevable à la tératologie !

Pour ne pas tomber dans les mêmes torts de négligence, ne sachant d’ailleurs où m’arrêter si je voulais faire un choix, j’ai pris le parti de rapporter ici au complet tous les textes martiens que nous avons pu recueillir. Je les ferai suivre d’un paragraphe renfermant les quelques remarques que cette langue inédite m’a suggérées ; mais, bien loin de me flatter d’avoir épuisé le sujet, je souhaite vivement qu’il se trouve des lecteurs plus compétents pour corriger et compléter mes observations, car je dois avouer que je suis linguiste et philologue à peu près comme l’âne jouait de la flûte. Il convient, pour commencer, de donner encore quelques détails sur les divers modes psychologiques de manifestation de cette langue inédite.

I. AUTOMATISMES VERBAUX MARTIENS

J’ai décrit dans le chapitre précédent, et je n’y reviens pas, la naissance de la langue martienne, indissolublement liée à celle du roman lui-même, depuis le 2 février 1896 jusqu’à l’inauguration du procédé de traduction par l’entremise d’Esenale dans la séance du 2 novembre suivant (voir p. 143-150). Pendant plusieurs mois encore, la langue martienne s’en tint aux deux formes psychologiques d’apparition qu’on l’a vue revêtir au cours de cette première année :

1. Automatisme verbo-auditf, hallucinations de l’ouïe accompagnant des visions à l’état de veille plus ou moins parfait. Dans le cas de visions spontanées, Hélène note au crayon, soit pendant la vision même, soit immédiatement après, les sons inintelligibles qui frappent son ouïe ; mais elle en laisse à regret beaucoup échapper, n’arrivant à recueillir parfois que la première ou la dernière phrase des paroles que ses personnages imaginaires lui adressent, ou des bribes éparses des conversations qu’ils tiennent entre eux ; ces fragments eux-mêmes renferment souvent des inexactitudes qu’on rectifie ultérieurement au moment de la traduction, Esenale ayant la bonne habitude d’articuler très nettement chaque mot martien avant d’en donner l’équivalent français. Dans le cas des visions qu’elle a aux séances, Hélène répète à mesure les paroles qu’elle entend sans les comprendre, et ce sont les assistants qui les notent tant bien que mal.

2. Automatisme vocal (hallucinations « verbo-motrices d’articulation » dans l’encombrante terminologie officielle). Ici encore ce sont les assistants qui recueillent ce qu’ils peuvent des paroles étrangères prononcées en état de trance, mais cela se réduit à peu de chose, car Hélène dans son état martien cause souvent avec une désespérante volubilité. Il y a, du reste, une distinction à faire entre les phrases relativement nettes et courtes qui sont plus tard traduites par Esenale, et le baragouin rapide et confus dont on ne peut jamais obtenir la signification, probablement parce qu’il n’en a en effet aucune, et n’est qu’un pseudo-langage (voir p. 145-146).

Un nouveau procédé de communication, l’écriture, se fit jour à partir d’août 1897, soit avec un retard de dix-huit mois sur la parole (au rebours de Léopold qui écrivit longtemps avant de parler). Elle se produisit, elle aussi, sous deux formes qui font pendant aux deux cas ci-dessus, et complètent ainsi le quatuor classique des modalités psychologiques du langage

3. Automatisme verbo-visuel, c’est-à-dire apparition de caractères exotiques devant les yeux d’Hélène éveillée, qui les copie aussi fidèlement que possible comme un dessin, sans savoir ce que veulent dire ces mystérieux hiéroglyphes.

4. Automatisme graphique, écriture tracée par la main d’Hélène complètement intrancée et incarnant un personnage martien. Dans ce cas, les caractères sont généralement plus petits, plus réguliers, mieux formés, que les dessins du cas précédent. Un certain nombre d’occasions où la phrase a été prononcée par Hélène avant d’être écrite, et surtout l’articulation d’Esenale au moment de la traduction, ont permis d’établir avec certitude les relations entre les sons vocaux et les signes graphiques de la langue martienne.

Il est à noter que ces quatre manifestations automatiques du langage martien ne portent pas une égale atteinte à la personnalité normale de Mlle Smith. Dans la règle, les hallucinations verbo-auditives et verbo-visuelles ne suppriment point chez elle la conscience de la réalité présente ; elles lui laissent une liberté d’esprit sinon complète, du moins suffisante pour observer d’une manière réfléchie ces automatismes sensoriels, les graver dans sa mémoire et les décrire ou en prendre copie en y joignant souvent des remarques témoignant d’un certain sens critique. Au contraire, les hallucinations verbo-motrices d’articulation ou d’écriture paraissent incompatibles chez elle avec la conservation de l’état de veille et sont suivies d’amnésie. Hélène est toujours totalement absente ou intrancée pendant que sa main écrit mécaniquement, et s’il lui arrive très exceptionnellement de parler automatiquement martien en dehors des moments d’incarnation complète, elle ne s’en aperçoit ni ne s’en souvient. Je ne sache pas qu’elle se soit jamais trouvée dans le cas des médiums qui regardent consciemment leur main écrire sans leur participation, ni dans celui, bien plus rare il est vrai, des sujets qui s’entendent avec étonnement proférer sans le vouloir des paroles inconnues qu’ils peuvent recueillir eux-mêmes [4]. Cette incapacité de la personnalité normale de Mlle Smith à observer sur le champ ou à se remémorer ensuite ses automatismes verbo-moteurs dénote une perturbation plus profonde que pendant ses automatismes sensoriels. Cette différence se comprend - il est même curieux qu’elle ne soit pas plus universellement répandue - quand on songe au rôle capital que jouent nos sensations et images motrices dans la constitution de notre personnalité, au rebours des données visuelles et auditives qui servent surtout à la représentation intellectuelle et objective du non-Moi. Des chaînes de visa et d’audita peuvent ainsi se développer automatiquement sans entamer beaucoup le Moi ordinaire d’Hélène, qui se trouve, au contraire, gravement désorganisé lorsqu’une partie de ses centres kinesthésiques, celle surtout servant à la parole et à l’écriture qui nous tiennent toujours de si près, est accaparée par une personnalité seconde.

L’écriture martienne n’est apparue qu’au bout d’une incubation prolongée qui se trahit dans plusieurs incidents, et a certainement été stimulée par diverses suggestions extérieures, pendant au moins un an et demi. Voici les principales dates de ce développement.

16 février 1896. On surprend pour la première fois l’idée d’une écriture spéciale à la planète Mars dans l’étonnement d’Hélène, en demi-trance martienne, à la vue de M. R. prenant des notes pour le procès verbal (voir p. 147). Cet étonnement paraît se rapporter au crayon et à la façon de le tenir plutôt qu’aux caractères tracés.

2 novembre. L’écriture est nettement prédite dans la phrase « Astané m’apprendra à écrire », échappée à Hélène en trance martienne après la scène de la traduction par Esenale (voir p. 151).

8 novembre. Après la traduction du texte 3, Léopold questionné répond par la main gauche qu’Astané fera écrire ce texte à Mlle Smith, mais la prédiction ne se réalise pas.

23 mai 1897. L’annonce de l’écriture martienne devient plus précise : « Bientôt, dit Astané à Hélène, tu pourras tracer notre écriture et tu posséderas dans tes mains les marques de notre langage » (texte 12).

18 juin. Dans une visite que je fais à Hélène, nous parlons du martien et, à ma demande, elle prend un crayon pour voir s’il en viendrait automatiquement quelques signes. Elle trouve que le crayon a une tendance à se placer de lui-même [par les mouvements inconscients de ses doigts] sur le dos de son index, comme s’il voulait s’y fixer ; puis elle croit voir un anneau entourant le bout de son doigt et terminé par une courte pointe. Elle n’écrit rien, mais lâche bientôt le crayon et le repousse loin d’elle avec de petites chiquenaudes, puis elle entre peu à peu dans une vision martienne où elle entend le texte 14.

20 juin. Au début d’une séance, vision martienne à demi éveillée, où elle réclame à un interlocuteur imaginaire « un anneau large qui avance en pointe avec quoi on écrit ». Cette description rappelle à M. R. qu’il a chez lui de petits porte-plumes de ce genre, ajustables au bout de l’index.

23 juin. Je remets à Hélène les deux petits porte-plumes que M. R. a bien voulu m’envoyer pour elle, mais il n’ont pas l’heur de lui plaire : elle les trouve « trop lourds, mastocs, gros comme de vrais tuyaux de cheminée, etc. » Elle consent pourtant à en enfiler un au bout de l’index, mais, après une vaine attente, elle l’ôte et prend un crayon, disant que, s’il doit s’écrire du martien, cela se fera aussi bien par ce moyen ordinaire qu’avec ces baroques porte-plumes. Au bout d’un moment, elle s’endort, et sa main commence à tracer automatiquement un message de l’écriture de Léopold. Je demande alors à celui-ci si les porte-plumes de M. R. ne répondent pas encore aux exigences du martien et si Mlle Smith écrira une fois cette langue comme cela a été déjà tant de fois annoncé. La main d’Hélène répond aussitôt, de la plus belle calligraphie de Léopold :

Je n’ai pas encore vu l’instrument dont se servent les habitants de la planète Mars pour écrire leur langue, mais, ce que je puis t’affirmer, c’est que la chose arrivera telle qu’elle t’a été annoncée. - Léopold.

Peu après, elle se réveille amnésique.

27 juin. Dans la scène de traduction du texte 15, Hélène ajoute à son refrain habituel : « il est parti, Esenale, bientôt il reviendra, bientôt il écrira ». Par l’index, Léopold nous apprend qu’on aura sous peu de l’écriture martienne, mais pas encore ce soir.

3 août. Entre 4 heures et 5 heures de l’après-midi, Hélène a eu à son bureau pendant dix à quinze minutes la vision d’une large barre horizontale, couleur feu, puis rouge brique, qui a passé peu à peu à une teinte rose sur laquelle se sont détachés une foule de caractères étrangers, qu’elle suppose être des lettres martiennes à cause de la couleur du fond. Ces caractères flottaient dans l’espace devant elle et tout autour. Des visions analogues se répètent au cours des semaines suivantes.

22 août. Je résume, d’après le procès-verbal très détaillé de M. Lemaître, la scène (à laquelle je n’assistais pas) où Hélène a, pour la première fois, écrit du martien copié sur une hallucination verbo-visuelle :

Après diverses visions non martiennes, Mlle Smith se tourne du côté de la fenêtre (il pleut à verse et fait tout gris), en s’écriant :

Oh ! regardez, c’est tout rouge ! Est-ce déjà l’heure de se coucher ? Monsieur Lemaître, êtes-vous là ? Est-ce que vous voyez comme c’est rouge ? Je vois Astané qui est là, dans ce rouge, je ne vois que sa tête et le bout de ses doigts ; il n’a point de robe. Et puis voici l’autre [Esenale] avec lui. Ils ont tous les deux au bout des doigts des lettres sur un bout de papier. Vite, donnez-moi du papier !

On lui remet une feuille blanche et le porte-plume à anneau, qu’elle jette dédaigneusement. Elle accepte un crayon ordinaire, qu’elle prend à sa façon habituelle entre le médius et l’index, puis écrit de gauche à droite les trois premières lignes de la fig. 21 en regardant attentivement son modèle fictif vers la fenêtre avant chaque lettre, et en y joignant des indications orales d’après lesquelles ce sont des mots qu’elle voit écrits, en caractères noirs, sur les trois papiers ou plus exactement sur trois bâtons blancs, sortes de cylindres courts et un peu aplatis que tiennent à la main droite Astané, Esenale, et un troisième personnage dont elle ignore le nom, mais dont la description correspond à Pouzé. Après quoi, elle voit encore un autre papier ou cylindre qu’Astané tient au-dessus de sa tête, et qui porte aussi des mots qu’elle se met à copier (les trois dernières lignes de la fig. 21, p. 183). « Oh ! c’est dommage, dit-elle en arrivant au bout de la quatrième ligne, c’est tout sur une ligne et je n’ai plus de place ! » Elle écrit alors, au-dessous, les trois lettres de la ligne 5 et ajoute sans rien dire la ligne 6. Puis elle reprend :

Comme il fait sombre chez vous ! Le soleil est tout à fait couché (il continue à pleuvoir à verse). Plus personne ! Plus rien !

Elle reste en contemplation devant ce qu’elle vient d’écrire, puis revoit Astané tout près de la table, qui lui montre de nouveau un papier, le même, croit-elle, que tout à l’heure.

Mais, non, ce n’est pas tout à fait la même chose, il y a une faute, c’est là (elle montre la quatrième ligne, vers la fin)... Ah ! je ne vois plus !

Puis bientôt elle ajoute :

Il me montrait autre chose, il y avait une faute, mais je n’ai pas pu voir. C’est très difficile. Pendant que j’écrivais, ce n’était pas moi, je ne sentais pas mon bras. C’est un peu ce que j’avais vu au magasin [le 3 août et jours suivants], comme des points d’interrogation. C’était difficile, parce que quand je relevais la tête je ne voyais plus bien les lettres. C’était un dessin comme une grecque. J’en avais la tête toute raide, toute prise.

À ce moment donc, Hélène se rappelait l’état d’obnubilation dont elle sortait à peine, qui avait accompagné la vision martienne et la copie automatique du texte verbo-visuel. Mais, un peu plus tard, dans la soirée, l’amnésie avait presque tout absorbé : elle ne se souvenait plus que vaguement d’avoir vu des lettres étranges et ignorait complètement avoir écrit quelque chose. Il est probable que la correction proposée par Astané vers la fin de la quatrième ligne, et qu’elle n’a pu saisir, consistait à supprimer l’n de Simandini ; on verra, en effet, dans le cycle hindou, qu’il y a eu des données contradictoires sur l’orthographe de ce nom.

La supposition très naturelle que les trois premiers mots écrits étaient les noms des personnages connus (Astané, Esenale, Pouzé), qui les portaient sur leurs bâtons, a fait découvrir la valeur de beaucoup de caractères martiens et permis de deviner les trois derniers mots. L’alphabet nouveau s’enrichit de quelques autres signes les jours suivants, grâce aux échos que cette séance eut dans la vie ordinaire d’Hélène, à qui il arriva à plusieurs reprises d’écrire non pas encore du vrai martien, mais du français en lettres martiennes, à sa grande stupéfaction lorsqu’elle se trouvait après coup devant ces hiéroglyphes inconnus (car elle se perd de vue, ainsi que je l’ai déjà dit, à l’instant même où elle les trace). La première manifestation de cet automatisme graphique, ne concernant encore que la forme des lettres et non le vocabulaire, date du lendemain même de la susdite séance :

23 août :

Voici, m’écrivit Hélène à midi en m’envoyant des bordereaux auxquels j’ai emprunté les trois exemples de la fig. 22, voici quelques étiquettes que je m’étais mise en devoir de faire ce matin, à dix heures, et que je n’ai pu arriver à terminer d’une manière convenable. C’est seulement maintenant que je suis dégagée du brouillard rose qui n’a cessé de m’envelopper pendant près de deux heures...

Trois semaines plus tard se produisit enfin l’écriture automatique martienne complète, dans une séance chez moi, dont voici le résumé.

12 septembre 1897. À la fin d’une assez longue vision martienne, Mlle Smith voit Astané, qui a quelque chose au bout du doigt et qui lui fait signe d’écrire. Je lui présente un crayon et, après diverses tergiversations, elle se met à tracer très lentement des caractères martiens (fig. 23). C’est Astané qui se sert de son bras, et elle est pendant ce temps totalement anesthésique et absente. Léopold, en revanche, est là et donne divers signes de sa présence ; par exemple, comme l’un des assistants, en la voyant former ces lettres bizarres, parle de les comparer avec les divers alphabets orientaux pour voir s’ils en proviennent, Léopold dicte par un doigt : Vos recherches seront bien inutiles. À la fin de la sixième ligne, elle paraît se réveiller à demi et murmure : « je n’ai pas peur, non je n’ai pas peur ! » puis elle retombe dans son rêve pour écrire les quatre derniers mots (qui signifient : « Alors ne crains pas », et sont la réponse d’Astané à son exclamation). Presque aussitôt, Léopold se substitue à Astané et trace sur la même feuille, de son écriture caractéristique quoique assez déformée vers la fin : Mets ta main sur son front [5], par où il m’indique que c’est le moment de passer à la scène de traduction par Esenale.

FIGURE 21
Texte n° 16 ; séance du 22 août 1897. - Premier texte martien écrit par Mlle Smith (d’après une hallucination visuelle). Grandeur naturelle. [Collection de M. Lemaître.] - Ci-joint sa notation française :
 astane
 esenale
 pouze
 mene simand
 ini.
 mira.

On peut conclure de ces étapes successives que l’écriture martienne est le résultat d’une lente autosuggestion où l’idée d’un instrument scripteur spécial et de son maniement a joué longtemps un rôle dominant, puis a été abandonnée, sans doute comme peu pratique à réaliser. Les caractères eux-mêmes ont d’abord hanté pendant plusieurs semaines l’imagination visuelle d’Hélène avant de lui apparaître sur les cylindres des trois Martiens d’une façon assez nette et stable pour être copiés, et de pouvoir ensuite envahir son mécanisme graphomoteur. Une fois manifestés au-dehors, ces signes, que j’ai rassemblés sous forme d’alphabet dans la fig. 24, n’ont pas varié depuis deux ans. Cependant, quelques petites confusions dont je parlerai plus loin montrent bien que la personnalité qui les emploie n’est pas absolument séparée de celle d’Hélène, quoique cette dernière à l’état de veille soit encore devant le martien écrit comme devant du chinois : elle le reconnaît à son aspect général, fort caractéristique en effet, mais ignore la valeur des caractères et serait incapable de le lire.

FIGURE 22
Exemples de mots français isolés (française, lumière, prairie) tracés automatiquement en caractères martiens par Mlle Smith dans ses écritures normales. - Voir aussi fig. 1, p. 67.
FIGURE 23
Texte martien n° 17 ; séance du 12 septembre 1897 - Écrit par Mlle Smith incarnant Astané (puis Léopold pour les mots français de la fin). Voir la traduction p. 193. L’s de trop, à la fin de la première ligne, a aussitôt provoqué le gribouillage destiné à la raturer. - Reproduction en demi-grandeur naturelle.
FIGURE 24
Alphabet martien, résumant l’ensemble des signes obtenus. (N’a jamais été donné comme tel par Mlle Smith.)

L’écriture martienne d’Hélène n’est pas stéréotypée, mais elle présente suivant les circonstances quelques variations dans la forme et surtout la grandeur absolue des lettres. On peut le constater dans les fig. 21 à 32, où j’ai reproduit la plupart des textes obtenus par écrit. Quant le martien jaillit en hallucination verbo-visuelle, Hélène le transcrit en traits de grandes dimensions, mal assurés, chargés de reprises et de bavures (fig. 21, 26, 31), et elle remarque toujours que l’original qu’elle a devant les yeux est beaucoup moins gros et plus net que sa copie. Dans les textes venus automatiquement par sa main, c’est-à-dire censément tracés par les Martiens eux-mêmes, l’écriture est en effet plus petite et plus précise. Pourtant ici encore on observe de curieuses différences : Astané a une calligraphie moins volumineuse qu’Esenale, et Ramié est celui qui a l’écriture de beaucoup la plus fine (fig. 28 et 29). La forme des lettres, par exemple du t, n’est pas non plus tout à fait la même chez ces diverses personnalités. Il serait toutefois prématuré de se lancer déjà dans des études de graphologie martienne et, abandonnant ce soin à mes successeurs, j’en viens à la collection par ordre chronologique des textes recueillis.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Le contenu de ce chapitre a été communiqué à la Société de physique et d’histoire naturelle de Genève dans sa séance du 6 avril 1899 (Archives des sciences physiques et culturelles, 1899, t. VIII, p. 90).

[2Proceed. S.P.R.., 1897, vol. XII, p. 278.

[3Une tentative de ce genre a été faite à une séance de Mlle Smith, grâce à l’obligeance de M. Eugène Demole qui avait apporté son phonographe enregistreur ; mais elle n’a pas abouti.

[4Voir la curieuse auto-observation de Le Baron, « A Case of Psychic Automatism Including “Speaking with Tongues” », publiée par W. James, Proceed. S.P.R.., XII, p. 277.

[5Il est à noter que Léopold a écrit ces mots en conservant le crayon dans la position où le tenait Astané, c’est-à-dire entre l’index et le médius (mode d’Hélène), au lieu de le prendre à la manière ordinaire, entre le pouce et l’index, comme il en a l’habitude.

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