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Théodore FLOURNOY

Les personnages du roman martien

Des Indes à la planète Mars (Chapitre V- §III)

Date de mise en ligne : mercredi 7 juin 2006

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Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

CHAPITRE CINQ
Le cycle martien

III. LES PERSONNAGES DU ROMAN MARTIEN

En appelant roman l’ensemble des communications martiennes, je veux dire qu’elles sont à mes yeux une oeuvre d’imagination pure, mais non que l’on y rencontre les caractères d’unité et de coordination interne, d’action soutenue, d’intérêt croissant jusqu’au dénouement, qui distinguent les compositions ainsi dénommées. Le roman martien n’est qu’une succession de scènes et de tableaux détachés, sans ordre ni connexion intime, et n’offrant d’autres points communs que la langue inédite qui s’y parle, la présence assez fréquente des mêmes personnages, et une certaine façon d’originalité, une couleur ou qualité mal définissable d’exotisme et de bizarrerie dans les paysages, les édifices, les costumes, etc. De trame suivie ou d’intrigue proprement dite, il n’y a pas trace. On ne peut pas même reconstituer clairement les rapports de parenté ou de société des divers figurants qu’on voit défiler au cours de cette série d’épisodes disparates.

Je ne parle naturellement que de ce que nous connaissons par les séances de Mlle Smith ou par les visions spontanées dont elle se souvient suffisamment pour les raconter ensuite. Mais cela ne préjuge rien sur le fond caché d’où toutes ces données surgissent. Il se pourrait qu’en dépit de cette apparence fragmentaire et décousue la continuité existât dans les secrètes retraites où s’élabore le roman martien. Ce que nous prenons pour des créations momentanées sans liaisons entre elles ne serait alors que les points d’émergence, les éruptions, d’une nappe souterraine, consciente en soi quoique ignorée du Moi ordinaire, s’étendant d’une façon ininterrompue sous le niveau habituel de l’état de veille normal.

Il y a des médiums chez qui les communications automatiques, surgissant à intervalles plus ou moins longs, se suivent sans lacunes ni empiétements, et constituent un tout, chaque nouveau message reprenant exactement au point, quelquefois au mot et à la virgule, où le précédent s’était arrêté. On peut alors se demander si l’oeuvre se crée vraiment par bouffées, à l’instant même où elle jaillit dans la conscience du sujet ; ou si elle se poursuit incessamment dans l’obscurité de la cérébration dite inconsciente, pour, de temps en temps, mettre au jour par paquets les produits accumulés de cette incubation permanente, comme le feuilletoniste qui pond à la continue, mais ne livre que périodiquement à la publicité le résultat de ses élucubrations. Dans le cas du martien de Mlle Smith, la question est encore plus embarrassante puisque ses visions manquent de suite et que, mises bout à bout, elles ne forment pas un tout, mais un pêle-mêle ou une mosaïque de pièces et morceaux semblant provenir de plusieurs édifices différents, comme on s’en fera une idée en parcourant les textes réunis au chapitre suivant dans l’ordre chronologique de leur apparition.

On peut fort bien ne voir, dans cette succession de communications égrenées, que de capricieuses improvisations nées au hasard du moment sans aucune prétention à un enchaînement systématique, et dont les points de ressemblance ou de contact, le caractère commun martien, tiennent simplement à ce qu’elles sont inspirées par un certain état d’âme, une disposition émotive particulière, se reproduisant de temps à autre à peu près toujours identique ; tout comme nous reprenons le même genre de rêves, retombons dans la même catégorie de cauchemars, chaque fois que nous nous retrouvons en certaines conditions organiques ou psychiques déterminées le retour des mêmes circonstances explique assez la naissance de rêves analogues, et il n’y a aucune raison d’admettre qu’ils se soient continués subconsciemment dans l’intervalle.

Mais on peut aussi supposer que le chaos du cycle martien n’est qu’apparent et provient de ce que nous n’avons qu’une minime partie de l’oeuvre totale. Le roman formerait alors dans l’imagination créatrice subliminale d’Hélène un ensemble bien lié, encore inachevé peut-être, mais dont les divers fils se tiennent et se déroulent en bon ordre. Un psychologue doué d’une double vue qui lui permettrait d’assister à tout ce qui se passe dans l’individualité psychique de Mlle Smith pourrait alors suivre le progrès non interrompu de cette construction martienne. Il la verrait s’édifiant lentement pendant la journée, au-dessous du niveau et à l’insu de la personnalité ordinaire d’Hélène, toute absorbée en ses occupations professionnelles ; alimentant beaucoup de ses rêves nocturnes malheureusement oubliés au réveil ; jaillissant par instants, en d’étranges images et en conversations incompréhensibles, à ses oreilles et à ses yeux étonnés, dans l’abandon de ses courts loisirs et dans ces phases crépusculaires, tôt le matin ou tard le soir, où se fait la transition entre le sommeil et l’état de veille ; se déployant enfin avec plus d’ampleur dans les visions somnambuliques des réunions spirites. Hélas, la double vue est encore plus rare chez les psychologues que chez les pythonisses extra-lucides de profession, et sur les arcanes subliminaux de nos sujets nous n’avons que les maigres échappées, les lueurs vagues, que nous fournissent les séances qu’ils veulent bien nous accorder et les trop rares souvenirs qui leur restent de leurs extases spontanées, lorsque encore ils consentent à nous en faire part. Il faut donc renoncer à résoudre le problème de la cohérence ou de l’incohérence subconsciente des rêveries martiennes.

Sans trancher la question, je suis toutefois enclin à prêter au roman martien, dans quelque couche profonde d’Hélène, une continuité et une étendue beaucoup plus grandes qu’il n’y paraît à le juger uniquement sur les fragments recueillis. Nous n’en avons, à mon avis, que quelques pages arrachées au hasard dans des chapitres différents ; le gros du volume manque, et le peu que nous possédons ne suffit pas à le reconstituer d’une façon satisfaisante. Il faut donc nous contenter de trier ces débris d’inégale importance d’après leur contenu, indépendamment de leur ordre chronologique, et de les grouper autour des personnages principaux qui y figurent.

La foule anonyme et confuse qui occupe le fond de quelques visions martiennes ne diffère de celle de notre pays que par la grande robe commune aux deux sexes, les chapeaux plats, et les sandales liées au pied par des courroies. Il n’y a rien de spécial à en dire. L’intérêt se porte sur un petit nombre de personnages plus distincts, ayant chacun son nom propre, toujours terminé en é chez les hommes et en i chez les femmes, à la seule exception d’Esenale [1] qui occupe, d’ailleurs, une place à part en sa qualité de martien désincarné, remplissant la fonction d’interprète. Commençons par dire quelques mots de lui.

 Esenale.

On a vu (p. 149) que ce nom m’a été indiqué par Léopold le 22 octobre 1896, sans autre explication, comme un moyen d’obtenir la signification des paroles martiennes. Lors du premier recours à ce talisman (2 novembre ; voir p. 150), on apprit seulement qu’il s’agissait d’un défunt habitant de Mars dont Léopold avait récemment fait la connaissance dans les espaces interplanétaires. Ce n’est qu’à la séance suivante (8 novembre), où se trouvait Mme Mirbel, qu’après une incarnation de son fils Alexis suivie de la scène de traduction (voir texte 3) et en réponse aux questions des assistants - lesquelles ont fort bien pu servir de suggestion -, Léopold affirma par l’index gauche qu’Esenale était Alexis Mirbel. On comprend qu’il est impossible de décider si cette identification constitue un fait primitif, que Léopold s’est d’abord plu à tenir secret pour ne le révéler qu’à la fin d’une séance à laquelle assisterait Mme Mirbel, ou si, comme je suis porté à le penser, elle ne s’est établie que dans cette séance même, sous l’empire des circonstances du moment ; quoi qu’il en soit, elle n’a dès lors plus varié.

En tant que traducteur du martien, Esenale n’est pas prodigue de ses talents. Il se fait souvent beaucoup prier, et il faut répéter son nom bien des fois en pressant ou frictionnant le front d’Hélène, pour obtenir tout juste le sens des derniers textes recueillis. Il jouit, il est vrai, d’une excellente mémoire, et reproduit fidèlement, avant d’en donner le mot à mot français, des phrases martiennes qu’Hélène a entendues depuis plusieurs semaines, voire même cinq à six mois (texte 24), et dont on n’avait pas encore eu l’occasion d’avoir la traduction. Mais c’est à ces derniers textes non encore interprétés qu’il borne sa bonne volonté ; deux fois seulement il y a ajouté de son chef quelques mots sans importance (textes 15 et 36), et jamais on n’a pu le faire revenir sur des paroles plus anciennes pour vérifier s’il les interpréterait de même ou pour les compléter. Le texte 19, par exemple, qu’on a oublié de faire traduire à son rang, est toujours resté non traduit, et mes efforts ultérieurs (4 juin 1899) pour obtenir le sens des mots inconnus milé piri sont restés vains ; de même, Esenale n’a pas pu remplir les lacunes du texte 24, à la fin duquel Hélène n’avait réussi à saisir que trois mots précis au milieu d’une conversation martienne trop indistincte pour la noter intégralement. Comme l’écolier qui trouve bien suffisant d’aller jusqu’au bout de ses devoirs stricts et se fait déjà tirer l’oreille avant la fin, Esenale ne consent à chercher dans son dictionnaire (ou ne se rappelle) que les bouts de phrases, ni plus ni moins, qu’on est en droit de lui demander ; sa version obligatoire achevée, il s’envole, avec un soupir et un spasme d’Hélène, et toute tentative de le rappeler reste inutile.

En tant qu’Alexis Mirbel, à la suite des deux premières séances martiennes résumées p. 138 et 144, Esenale a souvent accordé à sa mère, dans des scènes d’incarnation plus ou moins pathétiques, de touchants messages de tendresse filiale et de consolation (textes 3, 4, 11, 15, 18). II est à remarquer toutefois que, bien que les occasions de continuer ce rôle ne lui aient point manqué, il paraît y avoir complètement renoncé depuis près de deux ans. Son dernier message de ce genre (10 octobre 1897, texte 18) suivit d’un mois une curieuse séance où Léopold crut devoir nous expliquer spontanément - personne ne l’avait mis sur ce sujet - certaines contradictions flagrantes dans les premières manifestations d’Esenale-Alexis. Voici un résumé de cette scène avec la communication textuelle de Léopold.

12 septembre 1897. Après diverses visions éveillées, Mlle Smith entend causer Léopold ; les yeux fermés et paraissant endormie, elle répète machinalement d’une voix faible et lente les paroles suivantes que son guide lui adresse (elle les interrompt deux fois par des plaintes, indiquées ci-dessous entre parenthèses, sur l’impossibilité de comprendre certains noms) :

Tu vas faire très attention. Dis-leur d’abord [aux assistants] qu’ils fassent le moins de mouvements possible ; souvent ce qui nuit aux phénomènes, ce sont les allées et venues, et les causeries inutiles dont vous ne vous lassez jamais. - Te souviens-tu, il y a bien des mois de cela, d’un jeune homme, de ce jeune Alexis Mirbel qui est venu donner des conseils à sa mère à une réunion que vous aviez chez Monsieur... (je n’ai pas compris le nom qu’il m’a dit)... à Carouge [2]. Eh bien, à cet instant, il venait - c’est-à-dire deux jours avant - de mourir sur... (je ne peux pas comprendre le nom)... où il s’était... où il avait repris vie [3]. C’est pourquoi, je tiens à te le dire aujourd’hui, il a eu dans cette phase de dégagement de la matière et de l’âme un subit ressouvenir de son existence antérieure, c’est-à-dire de sa première vie d’ici-bas ; il a, dans cet accès, non seulement reconnu sa première mère, mais encore pu parler la langue qu’il lui causait. Quelque temps après, alors que l’âme fut enfin reposée, il ne se souvint plus de cette langue première ; il revient, il l’entoure [sa mère], la revoit avec joie, mais est incapable de lui parler dans votre langue [4]. Cela reviendra-t-il, je l’ignore et ne puis te le dire, mais je le crois cependant. Et, maintenant, écoute.

Ici, Mlle Smith paraît se réveiller, ouvre les yeux et a une longue vision martienne, qu’elle décrit en détail. Elle voit d’abord une petite fille en robe jaune, dont elle entend le nom Anini Nikcaïné, occupée à divers jeux d’enfant ; par exemple, avec une baguette, elle fait danser une foule de petites figures grotesques dans un baquet blanc, large et peu profond, plein d’une eau bleu de ciel. Puis viennent d’autres personnes, et, finalement, Astané, qui a une plume au bout du doigt et qui, peu à peu, s’empare du bras d’Hélène et la plonge en pleine trance pour lui faire écrire le texte 17.

Ces explications spontanées de Léopold sont intéressantes en ce qu’elles trahissent clairement la préoccupation subliminale d’introduire un peu d’ordre et de logique dans les incohérences des rêveries médianimiques. C’est une forme du processus de justification et d’interprétation rétrospective destiné à mettre d’accord les incidents du passé avec les idées dominantes du présent (voir p. 140). Dans l’espèce, la théorie à laquelle Léopold s’est arrêté après l’avoir sans doute longuement ruminée est assez maladroite ; mais peut-être était-il difficile de faire mieux, car à l’impossible nul n’est tenu. D’abord elle suppose, contrairement à la doctrine, que les souvenirs sont plus nets dans les premiers moments du « dégagement » post mortem qu’après une période de repos, alors que les spirites insistent sans cesse sur l’état de confusion qui suit la désincarnation et ne se dissipe qu’à la longue. Ensuite, la mémoire de Léopold, faussée par son besoin d’harmonisation, dénature complètement les faits ; on n’a qu’à se reporter aux deux premières séances (p. 138 et 143) pour constater qu’Alexis Mirbel n’y apparaît point du tout comme désincarné, mais qu’il y est en plein dans la réalité de son existence martienne, écoutant une conférence de Raspail, ou rencontrant Mlle Smith à son abordée sur Mars et l’étonnant par son air grand garçon, etc. Que de contradictions de détails enfin dont Léopold n’a pas même tenté de purger tout ce roman d’Alexis Mirbel ! Comment, mort en réalité sur notre globe en juillet 1891, peut-il, même en renaissant immédiatement sur Mars, s’y trouver déjà âgé de 5 ou 6 ans, ainsi qu’il le prétend (p. 144), dans la séance du 2 février 1896, alors que les années de cette planète sont presque doubles des nôtres ? Comment, dans cette même séance, ne sait-il plus du tout le français qu’il parlait couramment quinze mois auparavant, et qu’il recommence un an et demi plus tard à savoir suffisamment pour remplir l’office de traducteur, mais pas assez pour en dire à sa pauvre mère un mot d’affection ou d’adieu ? Etc.

On me répondra sans doute - et je n’ai rien à répliquer - que mon ignorance des finesses de la philosophie occulte est la seule cause des difficultés auxquelles je m’achoppe, difficultés qui n’existeraient point pour une intelligence moins enlisée dans la grossièreté de ce monde empirique. Il suffirait, par exemple, pour que tout s’arrangeât au mieux et selon l’explication de Léopold, d’admettre que dans la réalité absolue, dont la nôtre ne serait que l’image renversée, la séance du 2 février 1896 a eu lieu avant celle du 25 novembre 1894 ; il est tout naturel alors que dans la première Alexis Mirbel, vivant sur Mars, ne sache plus le français, et que, s’il en retrouve l’usage dans la seconde, c’est qu’il s’est de nouveau désincarné, la salle de conférence pouvant passer pour un « tableau fluidique » qu’il ne faut pas prendre pour une réalité. On voit que par cette simple inversion du cours du temps pendant une année ou deux, qui n’est pas plus dure à avaler que les mystères de l’astral ou la quatrième dimension de l’espace, l’histoire d’Esenale devient très intelligible ; tandis que ceux qui ne sont pas encore suffisamment déniaisés pour l’accepter, n’ont que la triste ressource d’attribuer aux caprices du rêve et au hasard de l’association des idées les contradictions apparentes dans lesquelles ils se noient.

Je me demande si au fond la pensée subliminale de Mlle Smith est aussi inaccessible qu’on pourrait le croire aux difficultés qui me tracassent, et si ce n’est pas le sentiment secret de toute ces impossibilités, ravivé bien plutôt que dissipé à la suite des explications tentées le 12 septembre 1897 par Léopold, qui a fini par faire rayer du répertoire le rôle d’Alexis Mirbel et par donner au roman martien un tour plus dégagé de toute attache historique avec notre monde terrestre.

Il n’y a pas grand-chose à ajouter sur Esenale, que ses fonctions d’interprète désincarné condamnent à rester dans la coulisse, je veux dire hors des réalités martiennes perceptibles aux vivants de là-haut. Seul le regard médianimique de Mlle Smith l’entrevoit parfois qui revient flotter fluidiquement dans les jardins de Mars, et parmi ses anciens compagnons, invisible pour eux comme le sont, pour nous autres terriens non-médiums, les innombrables âmes qui errent constamment dans nos alentours, impalpable essaim des puissances de l’air ou des ombres de I’Hadès, emplissant nos maisons et nos champs de leur présence mystérieuse.

Astané.

« Le grand homme Astané » est la réincarnation sur Mars du fakir hindou Kanga, qui fut un dévoué compagnon et ami de Simandini. Il a gardé dans sa nouvelle existence le caractère spécial de savant ou de sorcier qu’il possédait déjà aux Indes, et comme il a également conservé toute son affection pour son ancienne princesse retrouvée en Mlle Smith, il utilise fréquemment ses pouvoirs magiques pour l’évoquer, c’est-à-dire rentrer en communication spirituelle avec elle nonobstant la distance de leurs lieux d’habitation actuels. Les voies et moyens de cette évocation restent d’ailleurs enveloppés de mystère. On ne saurait dire si c’est Hélène qui rejoint Astané sur Mars pendant ses somnambulismes, ou si c’est lui qui descend fluidiquement vers elle et lui apporte des effluves de la lointaine planète. Plus exactement, c’est tantôt l’un tantôt l’autre suivant les jours. Quand Astané dit à Hélène intrancée au cours d’une séance : « Viens un instant vers moi, viens
admirer ces fleurs », etc. (texte 8), ou lui montre les curiosités de sa demeure martienne, il semble évident qu’il l’a vraiment appelée à lui à travers les espaces ; mais, quand il lui apparaît pendant la veille au pied de sa baignoire ou de son lit, et lui exprime son chagrin de la retrouver sur cette vilaine terre (texte 7), on doit bien admettre que c’est lui qui est descendu vers elle et lui inspire des visions de là-haut. Peu importe, en somme ; il ne faut pas être trop exigeant en fait de logique et de précision dans ces hauts parages de la fantaisie. Notons encore que, dans ces évocations, Astané ne se manifeste qu’en hallucinations visuelles et auditives, jamais en impressions tactiles ou de la sensibilité générale ; dans la sphère émotive, sa présence s’accompagne chez Hélène d’un grand calme, d’une profonde béatitude, d’une disposition extatique qui est le corrélatif et le pendant du bonheur éprouvé par Astané lui-même (textes 10, 17, etc.) à se retrouver auprès de son idole de jadis.

L’état civil d’Astané, je veux dire son nom, sa qualité de sorcier et son antériorité terrestre dans la peau de Kanga, n’a pas été révélé d’emblée. Cependant, dès sa première apparition (5 septembre 1896 ; voir p. 147), il se montre supérieur à la foule puisque seul il possède une machine à voler d’un mécanisme inintelligible pour nous. Dans les semaines suivantes, Mlle Smith entend son nom, et le revoit à maintes reprises ainsi que sa maison (fig. 12), mais ce n’est qu’au bout de deux mois et demi qu’on apprend son identité et ses pouvoirs « évocateurs », dans une séance à laquelle je n’assistai point et où par exception Hélène ne s’endormit pas complètement. En voici le résumé d’après les notes que je dois à l’obligeance de M. Cuendet.

19 novembre 1896. Contrairement aux séances précédentes, Mlle Smith est restée constamment éveillée, les bras libres sur la table, ne cessant de s’entretenir et même de rire avec les assistants. Les messages ont été obtenus par visions et dictées typtologiques. - Hélène ayant demandé à Léopold comment il se fait qu’elle ait pu communiquer avec un être vivant encore incarné sur Mars, elle a une vision où Astané lui apparaît dans un costume non plus martien, mais oriental. « Où ai-je vu ce costume ? » demande-t-elle alors, et la table répond : dans l’Inde, ce qui indique qu’Astané serait donc un ex-hindou réincarné sur Mars. En même temps, Hélène a la vision d’un paysage oriental qu’elle croit avoir déjà vu auparavant, mais sans savoir où. Elle y voit Astané, portant sous le bras des rouleaux d’un blanc sale et faisant une courbette à la mode orientale devant une femme également vêtue à l’orientale, qu’elle croit aussi avoir déjà vue. Ces personnages lui paraissant « inanimés comme des statues [5] », les assistants demandent si cette vision ne serait pas un simple tableau [du passé] présenté par Léopold ; la table répond par l’affirmative, puis s’incline significativement et avec insistance devant Mlle Smith quand on demande qui est cette femme orientale et qu’on émet l’idée qu’elle représente peut-être Simandini. Enfin, aux nouvelles questions des assistants, la table (Léopold) dicte encore qu’Astané dans son existence hindoue s’appelait Kanga, lequel était un sorcier de l’époque ; puis qu’Astané dans la planète Mars possède la même faculté d’évocation que celle qu’il possédait dans l’Inde. On demande encore à Léopold si le pouvoir d’Astané est plus puissant que le sien : Pouvoir différent, plein de valeur également, répond la table. Enfin, Hélène désirant savoir si Astané, quand il l’évoque, la voit sous ses traits actuels ou sous ceux de son incarnation hindoue, la table affirme qu’il la voit sous ses traits hindous et ajoute : et, par conséquent, sous ceux qu’elle [Hélène] possède aujourd’hui si frappants avec ceux de SimaNdini, en insistant sur l’N au milieu de ce nom.

On remarque que dans cette séance, c’est Léopold qui a donné tous les renseignements sur le passé d’Astané, et qu’il lui reconnaît sur Hélène un pouvoir à peu près égal au sien propre. Il est étrange que le guide attitré de Mlle Smith, ordinairement si jaloux de ses droits sur elle et ombrageux à l’excès vis-à-vis de toute prétention rivale, accorde si bénévolement de telles prérogatives à Astané. Cette placidité inattendue surprend encore davantage quand on songe à la singulière similitude de position de ces deux personnages à l’égard d’Hélène. Kanga, le fakir hindou, tenait dans la vie de Simandini exactement la même place que Cagliostro dans celle de Marie-Antoinette, la place d’un sorcier aux avis profitables en même temps que d’un adorateur platonique, et tous deux, dans leurs rôles actuels d’Astané et de Léopold, conservent à Mlle Smith le respectueux attachement qu’ils avaient pour ses illustres antériorités. Comment ces deux prétendants extra-terrestres ne se détestent-ils pas d’autant plus cordialement que leurs revendications sur Hélène ont des fondements identiques ? Or, bien loin de se disputer le moins du monde sa possession, ils s’entraident de la façon la plus touchante. Quand Astané écrit du martien par la main droite de Mlle Smith et que le bruit des assistants menace de le déranger (voir texte 20), c’est Léopold qui vient à son secours en les faisant taire par ses gestes du bras gauche. Quand Léopold veut m’indiquer que c’est le moment de presser le front d’Hélène, c’est Astané qui lui prête son crayon et sa tenue de main pour tracer ce message (voir plus loin séance du 12 septembre 1 897 et fig. 23), et la transmission des pouvoirs se fait entre eux sans que le médium en éprouve la moindre secousse, et sans se traduire au-dehors autrement que par la différence de leurs écritures. Il est vrai que les apparitions de Léopold à Hélène sont infiniment plus fréquentes, et ses incarnations beaucoup plus complètes, que celles d’Astané qui ne se montre à elle que de loin en loin et n’a jamais été jusqu’à parler par sa bouche. N’importe ; ces deux personnages se ressemblent trop pour se tolérer mutuellement s’ils sont vraiment deux.

On pressent ma conclusion. Astané, tout bien considéré, n’est au fond qu’une copie, un doublet, une transposition dans le monde hindou-martien de la figure de Léopold. Ce sont deux variations d’un même thème primitif. En regardant ces deux êtres, ainsi que je le fais jusqu’à preuve du contraire, non comme des individualités objectives et réelles, mais comme des pseudo-personnalités, des fictions oniriques, des subdivisions fantaisistes de la conscience hypnoïde de Mlle Smith, on peut dire que c’est la même émotion fondamentale, le même état affectif, qui a inspiré ces rôles jumeaux, que l’imagination subliminale a adaptés dans les détails à la diversité des circonstances. La contradiction douloureusement sentie entre des aspirations superbes de grande dame et les contristantes ironies de la réalité a fait jaillir parallèlement les deux antériorités tragiques - intrinsèquement identiques en dépit des différences de lieux et d’époques - de la noble fille d’Arabie, devenue princesse hindoue brûlée vive sur le tombeau de son despote de mari, et de l’altesse autrichienne, devenue majesté française partageant le martyr de son fatal époux [6]. Pareillement, dans ces deux rêves issus de la même source émotive, c’est le goût universel et constant de l’imagination humaine pour le merveilleux, allié au besoin très féminin d’un protecteur respectueux et un peu idolâtre, qui, d’une part, a créé de toutes pièces le personnage de Kanga-Astané et a, d’autre part, absorbé, en le modifiant sans souci de l’histoire authentique, celui de Cagliostro-Léopold. Tous deux sont des sorciers idéalistes, à la science profonde, au coeur tendre, qui avaient mis leur sagesse sans bornes au service de l’infortunée souveraine, et lui faisaient de leur dévouement allant jusqu’à l’adoration un rempart, une suprême consolation, au milieu de toutes les amertumes de l’existence. Et le guide que Léopold est pour Hélène Smith au cours général de sa vie terrestre actuelle, Astané l’est semblablement dans les instants de cette vie qu’Hélène dérobe à notre monde sublunaire pour s’envoler sur l’orbe de Mars.

Si Astané n’est donc essentiellement qu’un reflet, une projection de Léopold dans les sphères martiennes, il y a pris une coloration spéciale et s’est extérieurement harmonisé avec ce nouveau décor. Il est vêtu d’une grande robe toute chamarrée et couverte de dessins ; il a de longs cheveux, pas de barbe, « un oeil plus haut que l’autre », un teint jaune et foncé, et porte à la main un rouleau blanc sur lequel il écrit avec une pointe fixée au bout de l’index. Il possède là-haut des propriétés et diverses installations qu’Hélène a souvent visitées, dans ses visions spontanées et aux séances, et dont la description ne présente rien de très original, mais semble alimentée par des ressouvenirs des choses d’ici-bas qui se seraient seulement déformés, réfractés bizarrement et sans aucune loi précise, en traversant l’atmosphère du rêve martien.

La maison d’Astané (fig. 12, p. 152) est quadrangulaire, avec portes et fenêtres, et fait songer par son aspect extérieur à quelque construction orientale au toit plat garni de plantes, agrémentée, il est vrai, de curieux « grillages » et d’appendices en forme de trompes ou cornes d’abondance dont la nature et l’utilité nous échappent. L’intérieur est à l’avenant. Les meubles et les objets rappellent les nôtres en s’efforçant d’en différer. Nous avons, d’ailleurs, peu de détails sur eux, à l’exception d’un instrument de musique à cylindres verticaux, bien proche parent de nos orgues, devant lequel Hélène voit et entend parfois jouer Astané, assis sur un escabeau à un seul pied semblable à un tabouret de vacher.

Quand on passe au jardin, on y retrouve le même amalgame d’analogies et de dissemblances avec notre flore. On a vu qu’Hélène est souvent hantée à l’état de veille par des visions de plantes et de fleurs martiennes qu’elle finit par dessiner ou peindre avec une facilité frisant l’automatisme ; ces spécimens, ainsi que les arbres disséminés dans les paysages, montrent que la végétation martienne ne diffère pas essentiellement de la nôtre, sans en reproduire cependant aucun échantillon nettement reconnaissable. Des animaux, nous ne savons pas grand-chose. Astané a souvent avec lui une vilaine bête qui fait très peur à Hélène par sa forme bizarre : longue de 60 centimètres environ et à queue plate, elle a une « tête de chou » avec un gros oeil vert au milieu [comme un oeil de plume de paon] et cinq ou six paires de pattes ou d’oreilles tout autour (voir fig. 18, p. 167). Cet animal réunit l’intelligence du chien et la bêtise du perroquet, car, d’une part, il obéit à Astané et lui apporte des objets (on ne sait trop comment), d’autre part, il sait écrire, mais d’une façon purement mécanique et sans comprendre (nous n’avons jamais eu de spécimen de cette écriture). En fait d’autres animaux, outre le petit oiseau noir cité sans description (texte 20) et les espèces de biches servant à allaiter les petits enfants (texte 36), Hélène n’a vu que d’affreuses bêtes aquatiques, semblables à de grosses limaces, qu’Astané pêche au moyen de fils de fer tendus à la surface de l’eau.

FIGURE 18
La vilaine bête d’Astané. Corps et queue roses. Œil vert à centre noir. Tête noirâtre ; appendices latéraux jaune-brun entourés, comme tout le corps, de poils roses.
FIGURE 19
Lampe martienne, se détachant sur une tapisserie chinée rose et bleu.
FIGURE 20
Plante d’ornement martienne. Fleurs rouge feu, feuilles gris violacé.

Les propriétés d’Astané renferment encore de grands rochers rouges, au bord de l’eau, où Hélène aime à se retirer à l’écart avec son guide pour converser en paix et repasser avec lui les anciens et mélancoliques souvenirs de leur existence hindoue ; le ton général de ces entretiens (dont on n’a que les phrases d’Hélène, en français heureusement) est tout à fait le même que celui de ses conversations avec Léopold. Il y a aussi une montagne, à rochers rouges également, où Astané possède des demeures creusées, sortes de grottes bien dignes du savant sorcier qu’il est. On y voit entre autres le cadavre admirablement conservé d’Esenale, autour duquel Esenale désincarné revient parfois flotter fluidiquement, et qu’Hélène trouve encore tendre, lorsque après beaucoup d’hésitation et non sans effroi elle se résout à le toucher du bout du doigt sur l’invitation d’Astané. C’est également dans cette maison excavée dans le roc qu’Astané a son observatoire, un puits traversant la montagne par lequel il contemple le ciel (texte 9), y compris notre terre, au moyen de sa lunette que lui apporte la bête à tête de chou.

À ces qualités de savant, Astané joint celles de sage conseiller et de patriarcal gouverneur. C’est ainsi qu’on voit une jeune fille nommée Matêmi venir le consulter à plusieurs reprises (textes 22 et 28) ; peut-être s’agit-il de questions matrimoniales, car Matêmi reparaît en diverses occasions avec son amoureux ou son fiancé, Siké, entre autres à une grande fête de famille, présidée par Astané. Ici, encore, la description du local, du repas, du bal, etc., porte, à travers de fantaisistes et un peu puériles innovations, une marque très terrienne, même européenne et civilisée, et ne mérite guère les exclamations d’étonnement et de surprise dont Hélène l’entrecoupait dans la longue scène d’hémisomnambulisme où elle a vu cette fête martienne se dérouler devant ses yeux.

Voici quelques détails sur cette vision qui a occupé la plus grande partie d’une séance (28 novembre 1897). Hélène, dans une vaste lueur rouge initiale, voit apparaître une rue martienne, éclairée sans falots ni lampes électriques, par des lumières ou lucarnes ménagées dans les murs des maisons. L’intérieur d’une de ces maisons s’offre à elle : superbe salle carrée, éclairée à chaque angle par une sorte de lampe formée de quatre globes superposés, deux bleus et deux roses, pas en verre (fig. 19) ; sous chaque lampe, un petit bassin surmonté d’une sorte de corne d’abondance versant de l’eau. Beaucoup de plantes d’ornement. Au milieu de la salle, un bosquet autour duquel sont disposées une quantité de petites tables à surface brillante comme du nickel. Beaucoup de monde, jeunes gens en robes martiennes, jeunes filles à longue mèche de cheveux pendant le long du dos, et portant derrière la tête une coiffure en forme de papillons roses, bleus ou verts, attachés sur le cou. Ils sont au moins une trentaine, parlent martien (mais Hélène ne les entend pas distinctement). Astané paraît « avec une bien vilaine robe, aujourd’hui », et se montre plein d’amicale galanterie avec ces jeunes filles ; il leur tape sur la joue, elles sont familières avec lui et lui passent la main dans les cheveux ou frappent dans leurs mains en défilant devant lui (manières de politesse martiennes). Il s’assied tout seul à l’une des tables, tandis que la jeunesse prend place aux autres tables, deux couples à chacune. Ces tables sont garnies de fleurs différentes des nôtres ; les unes bleues avec feuilles en forme d’amandes ; d’autres, étoilées et blanches comme du lait, embaument le musc (Hélène respire ce parfum à pleines narines) ; d’autres encore, les plus jolies, ont la forme de trompettes, soit bleues, soit couleur feu, avec de grandes feuilles arrondies, grises, marbrées de noir (fig. 20).

Hélène entend Astané parler et prononcer le nom de « Pouzé ». Alors arrivent deux hommes à longues culottes blanches avec ceinture noire ; l’un a un habit rose, l’autre blanc. Ils portent des plateaux ornés de dessins, et, passant devant chaque table, ils y déposent des assiettes carrées, avec des fourchettes sans manche distinct, formées de trois dents de deux centimètres de long réunies par une partie pleine ; en guise de verres, des gobelets comme des tasses à thé, bordés d’un filet d’argent. On apporte ensuite dans une sorte de cuvette une bête cuite ressemblant à un chat étendu, qu’on place devant Astané qui la tord et la coupe rapidement avec ses doigts armés de bouts en argent ; les morceaux, carrés, sont distribués aux convives sur des assiettes carrées avec rigole autour pour le jus. Tout le monde est d’une gaieté folle. Astané va s’asseoir successivement à chaque table et les jeunes filles lui passent la main dans les cheveux. On apporte de nouveaux plats, des bâtons roses, blancs, bleus, avec une fleur plantée dessus ; les bâtons se fondent et se mangent ainsi que la fleur. Puis les convives vont se laver les mains aux petites fontaines dans les angles de la salle.

Maintenant, une des parois se lève, comme la toile au théâtre, et Hélène voit une salle magnifique, ornée de globes lumineux, de fleurs et de plantes, au plafond peint de nuages roses sur un ciel rose aussi, avec des canapés et des coussins suspendus le long des murs. Arrive alors un orchestre de dix musiciens porteurs d’espèces d’entonnoirs dorés de 1 m 50 de haut, ayant un couvercle rond sur la grande ouverture et, au goulot, une sorte de râteau où ils posent les doigts. Hélène entend la musique, comme des flûtes, et voit tout le monde qui remue ; ils se mettent quatre par quatre, font des passes et des gestes, puis se réunissent en groupes de huit. Ils glissent doucement, on ne peut pas dire qu’ils dansent. Ils ne se prennent pas par la taille, mais se posent la main sur l’épaule à distance. Il fait une chaleur terrible ; ils cuisent là-dedans ! Ils s’arrêtent, se promènent, causent, et c’est alors qu’Hélène entend une grande jeune fille brune (Matêmi) et un petit jeune homme (Siké) échanger les premières paroles du texte 20 ; puis ils s’éloignent dans la direction d’un gros buisson de fleurs rouges (tamèche), et sont suivis bientôt par Romé et sa compagne.

À ce moment, la vision qui a duré une heure et quart s’efface ; Hélène, debout pendant toute sa description, entre en somnambulisme complet, s’assied et Astané lui fait écrire les phrases martiennes qu’elle a entendues et répétées tout à l’heure. - Pendant toute cette vision, Léopold occupait la main gauche qui pendait anesthésique le long du corps d’Hélène et répondait par l’index aux questions que je lui faisais à voix basse. J’ai su ainsi que cette scène martienne n’était point une noce ni aucune cérémonie spéciale, mais une simple fête de famille ; qu’il ne s’agit pas là d’un souvenir ou d’une imagination d’Hélène, mais d’une réalité se passant actuellement sur Mars ; que ce n’est pas Léopold, mais Astané qui lui fournit cette vision et lui fait entendre la musique ; que Léopold lui-même ne voit ni n’entend rien de tout cela, mais que cependant il sait tout ce que Mlle Smith voit et entend, etc.

Ce résumé d’une fête de famille présidée par Astané donne la mesure de l’originalité du monde de Mars. Les visions relatives à d’autres incidents sont du même ordre ; qu’on lise la description de la nursery martienne (texte 36) ; du voyage en « miza », une espèce d’automobile dont le mécanisme nous est inconnu (texte 23) ; de l’opération de chirurgie (texte 29) ; des jeux de la petite Anini (p. 163), etc., c’est toujours le même mélange d’imitation générale de ce qui se passe chez nous et de modifications enfantines dans les menus détails.

Pouzé. Ramié. Personnages divers.

Des autres personnages qui traversent les visions martiennes, nous savons trop peu de chose pour nous y arrêter longuement. Celui dont le nom reparaît le plus souvent est Pouzé. On vient de voir qu’Astané l’a appelé, mais on ne sait à quel titre, au commencement du banquet ; ailleurs, on le rencontre en compagnie d’Eupié, un pauvre petit vieux tout courbé et à la voix chevrotante, avec qui il s’occupe de jardinage ou de botanique dans une promenade du soir au bord d’un lac (texte 14). II figure encore, à côté d’un inconnu nommé Paniné, dans le voyage en miza, et il a un fils, Saïné, qui a eu nous ne savons quel accident à la tête et s’en est guéri à la grande joie de ses parents (textes 23 et 24).

Disons, enfin, quelques mots de Ramié, qui s’est manifesté pour la première fois en octobre 1898, comme révélateur du monde ultramartien dont il sera question. Nous n’avons encore, au sujet de ce nouveau venu, que les visions accompagnant quelques textes récents (31 à 35 et 38 à 40). C’est trop peu pour se prononcer avec certitude sur son compte. Je le soupçonne fort cependant de n’être au point de vue de son origine psychologique qu’une doublure, un écho très peu modifié d’Astané, comme celui-ci l’est de Léopold, c’est-à-dire au fond une troisième édition du type principal créé par l’imagination de Mlle Smith pour répondre à sa tendance émotionnelle dominante. Tel qu’il se présente à nous jusqu’ici, Ramié n’est, en effet, qu’un élève d’Astané, un astronome moins savant que lui, mais il possède déjà le même privilège, dont ne paraissent point jouir les martiens ordinaires, de pouvoir s’emparer du bras d’Hélène et d’écrire par sa main. Ce qui est plus significatif encore, et décisif à mon sens, c’est qu’il paraît porter à Mlle Smith exactement la même nuance d’affection qu’Astané et Léopold, et tend en retour à la mettre par sa simple présence dans le même état de bien-être extatique (texte 39).

Si le trait distinctif de chacun de nos semblables, par rapport à nous, réside avant tout dans les sentiments qu’il nous inspire et ceux que nous croyons lui inspirer, il n’y a aucune différence fondamentale vis-à-vis d’Hélène entre Léopold, Astané et Ramie ; ils ne sont qu’une reproduction en triple d’une relation émotive identique, et je ne pense pas me tromper en regardant ces trois figures comme trois modalités, trois déguisements très transparents, de la même personnalité fondamentale, qui ne serait à son tour, ainsi que je l’ai indiqué à maintes reprises, qu’une subdivision hypnoïde de l’être réel de Mlle Smith. Il semble qu’Astané ait délégué ses pouvoirs à Ramié, en ce qui concerne l’exploration, j’allais dire la création, du monde ultramartien, tout comme il les a lui-même reçus de Léopold pour ce qui touche à la planète Mars. - Le fait qu’Astané et Ramié figurent parfois ensemble, coexistent dans la même vision, de même que bien souvent Astané et Léopold, n’est pas une objection à leur identité essentielle, car un fait analogue se présente en rêve, où l’on se promène parfois et cause avec son propre sosie. La rencontre de son double, à l’état de veille, est une aventure qui n’est pas très rare chez les médiums : il est même arrivé à Hélène, dans une séance où elle n’était point intrancée et conversait librement avec les assistants, de se voir apparaître en deux exemplaires à quelques mètres en face d’elle, en sorte que, comme elle l’exprima et le décrivit très bien sur le moment, il y avait en tout « trois demoiselles Hélène Smith » dans la chambre.

Il est toutefois plus sage de laisser à l’avenir - si le roman martien et ultramartien continue à se développer - le soin de nous éclairer plus complètement sur le vrai caractère de Ramié. Peut-être un jour en saurons-nous davantage également sur le couple de Matêmie et Siké, ainsi que sur maints autres personnages, tels que Sazéni, Paniné, le petit Bulié, Romé, Fédié, etc., dont nous ne possédons guère que les noms et n’entrevoyons encore aucunement les relations possibles avec les figures centrales d’Esenale et d’Astané.

P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM à partir de l’ouvrage de Théodore Flournoy, Des Indes à la planète Mars. Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie, Éditions Alcan et Eggimann, Paris et Genève, 1900.

Notes

[1Ce nom, auquel je laisse l’orthographe sans accents que lui donna Léopold dans ses vers cités p. 149-150, a toujours été prononcé ézenale par Mlle Smith. Son origine est inconnue, comme celle de tous les noms martiens.

[2Allusion à la séance du 25 novembre 1894 chez M. Lemaître. Voir p. 138.

[3C’est-à-dire : il venait de mourir sur Mars, où il s’était réincarné.

[4Allusion à la séance du 2 février 1896. Voir p. 144.

[5Dans la symbolique spirite familière aux groupes où la médiumité d’Hélène s’est développée, cet aspect de « statues inanimées » signifie que les personnages apparus sont maintenant incarnés et vivants, et que la vision ne se rapporte pas à eux-mêmes dans leur état présent, mais à des événements anciens où ils ont joué un rôle. Ce que le médium a devant les yeux n’est pas une réalité actuelle, mais seulement « l’image ou le tableau fluidique » du passé.

[6Léopold a lui-même relevé un jour cette analogie de destinée entre les deux antériorités connues de Mlle Smith.

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